Notes d’après un monde

Christophe Clottes, 2021

Domaine
corps
étendue

D’abord cerner, fermer la boucle
Recommencer, se déplacer, fermer la boucle
Qu’est-ce qui a changé, après ?
D’abord cerner, après la boucle

L’isolement comme dépaysement
Isoler du monde, isoler du temps : illusion
Le dépaysement comme un bien
un bien-être
un bien de consommation
un bien-être à consommer
Il suffit de délimiter l’espace et les rôles
Canaliser les positions, boucler les trajectoires, déplacer les mesures, mettre de la distance, éloigner la menace

Boucler un cheminement
Les mesures de protection de l’espace protégé
Protéger un espace c’est tracer des limites et limiter l’accès et prendre des mesures et mesurer les effets et extraire des données et donner de la valeur

D’abord il y a « partir »
Sortir du dedans
Chercher ailleurs un contact, une expansion
D’abord il y a « partir »
À partir du dedans
Écouter au fond
Le bruissement le plus lointain

De l’éloignement au contact

Animal avec l’animal
Quand nos activités humaines affectent la vie animale sans que nous en ayons totalement conscience, quel rapport entretenons-nous avec les animaux ?
Peut-on envisager une réciproque, inverser les points de vue, en se laissant affecter dans notre activité humaine par des comportements animaux ? Alors il faudra, prêter attention, suivre des indices, se contraindre à limiter son emprise

Mesure et distance

Prendre
des mesures
de la distance
Perdre
toute mesure des distances
Couvrir
avec mesure
la distance
Courir
la distance
à mesure

Perdu
Perdu le chemin
Sentiment de désorientation
Où sont les sensations, celles qui indiquent la position
Perdue, la boussole

Enveloppé de brouillard
Emmitouflé pour ne rien perdre du peu de chaleur produite par le corps
Engourdissement
Protéger, isoler des conditions du là
Perdu le où
Mémoire perdue des lieux, des chemins
Perdu au milieu du là
où...
Alors il faut recommencer
À marcher
À se refaire une mémoire du là oublié Suivre un chemin perdu
Alors il faut retrouver
Les traces la trace
Les goûts le goût
Les bruits le bruit
Et le sentiment familier repris en boucle
Retrouver la mémoire d’un espace continu, un chemin

La barrière
Ganivelle, dispositif de protection
La barrière fait partie du paysage, elle en est un élément, mais parce qu’elle est un dispositif de protection, elle conditionne ce paysage, elle fixe une distance, la limite depuis laquelle l’accès au paysage est autorisé
Extraite de l’espace protégé elle en devient le paysage même
Une empreinte de tous les éléments qui l’ont traversée, ignorant les limites qu’elle marquait Elle fait paysage et pourtant elle en est son squelette, les os détachés de sa chair

Siffler sur les graines
En vol, les oiseaux doivent aller plus vite que le vent pour ne pas tomber
Posés, leurs chants portent dans l’air (continuent d’être portés par l’air)
Écouter leur souffle c’est déjà inspirer ces êtres que le vent déplace
Ensuite siffler, puis laisser s’enfuir un son à la vitesse du vent
Ce vent qui déplace les êtres qu’il porte et qui lui échappent
Le souffle qui dissémine, qui féconde ou contamine
Spores, poussière, gouttes, graines, pousseront ailleurs, patiemment, en attendant d’être oiseau

Quelque chose s’impose
Jour après jour, faire avec la marée
Il y a le jour et la nuit, le flux et reflux des marées
Pulsations terrestres, conditions cosmiques
La rotation de la terre et la trajectoire de la lune en équilibre
Arythmie intime de corps célestes

Planer une dalle le temps d’une marée Adossé à l’océan

En attendant
Éroder des fragments de flysch
Deux pierres plates l’une contre l’autre, en mouvement cyclique continu
Geste dérisoire répété jusque à former une abstraction, un plan, un niveau, un horizon, une référence, une aire, un début, un vide
Quand l’humanité engendre des phénomènes qui marquent le temps géologique répéter le même mouvement de deux corps minéraux l’un contre l’autre comme une incantation...
Quand il reste cela à faire, en dehors des mesures et des raisons

Est-ce qu’on peut s’inscrire dans une ère géologique ?
Faire partie du phénomène, l’érosion, mettre en mouvement des roches ou des rochers de la façon la plus concrète
La matérialisation d’un horizon (le phénomène étant en dehors de notre capacité perceptive, incapables de le saisir dans son ampleur, débordés par les puissances en jeu, par sa temporalité, inaccessible)
Il reste alors la possibilité de l’abstraction pour contenir l’évidence qui nous échappe, une abstraction ramenée à la surface, la surface de projection (des traces, de l’absent)

La possibilité de matérialiser un plan, une abstraction qui prend forme, comme une apparition
Si l’anthropocène comme ère géologique marque la possibilité de voir dans les sédiments la marque de notre activité humaine à la mesure d’un temps et des puissances qui dépassent notre « petit globe terraqué »
Alors un geste aussi dérisoire que de frotter deux pierres l’une contre l’autre, peut peut-être être incorporé et nous incorporer au phénomène
Paradoxalement le geste et ses conséquences érosives seront invisibles dans une perspective anthropocenique, en rapport aux extractions et consommations de matière nécessaires pour produire un document qui gardera la mémoire de ce premier geste

Rythme et mouvement
Si le rythme est à la mesure du temps, le mouvement est à celle de l’espace
Espace et temps sont liés
Le mouvement du rythme, le rythme du mouvement
Le mouvement dans le temps, le rythme dans l’espace L’espace par le rythme, le temps par le mouvement

Le par et le dans
Par le temps et dans le temps, par l’espace et dans l’espace
Mouvement et rythme, deviennent l’espace et le temps des corps

Le domaine vu comme un corps, dépendant des échanges et des flux qui le traversent pour se constituer
Le corps se prolonge dans ce qui le meut
Le corps se mélange pris par le flux
Brouillage des limites d’un « corps fini » dont la condition est d’être sans cesse en émergence

Être/corps
D’abord il y a la tentative (la tentation) de définir une entité, tracer une limite, une frontière, une extraction, une abstraction, quelque chose d’identifiable, quelque chose qui se tienne, une unité, un ensemble
Pour faire corps il faut, faire de la place, laisser être une part de soi (autre part) et recueillir une part autre pour se laisser affecter Un corps ne peut pas être sans autres, autrement, autre-part

Pour être le corps doit tenter de s’élargir, se déplacer, ingérer, partager, rejeter

Le domaine pris comme un corps, dépendant de ce qui le traverse, pour prendre forme
Domaine inachevé
Contact entre la géologie et la biologie
Organique et inorganique, deux domaines dépendants l’un de l’autre, l’eau entre-deux, zone de flou, en balance de l’un à l’autre
Flux et reflux des échanges
Matière arraché à l’inorganique par le vivant Matière déposé par l’organique à la masse terrestre

Limites
Contenance des corps
Contenir la pulsion
Faire corps, être corps, laisser être un corps
Le faire émerger, le laisser s’agréger à la limite d’autres corps
Agrégat des particules qui le compose, traversé des flux qui le meuve, le nourrisse,
Mais aussi le disperse et le dissout

Propriété, possession
Contenir la pulsion
Il faudra bien se déposséder de…
Il faudra bien se laisser posséder par…
Quelque chose qui déborde (qui nous déborde) et nous contient et qu’il faut contenir pour continuer à être un corps

La patelle fait corps avec son rocher, on croirait qu’elle veut s’y fondre, mimétique et statique, il est son support, son autre coquille, son territoire, sa prairie
Elle y attend le retour de l’océan qui s’est un instant retiré
C’est pourquoi la patelle se ménage une cupule dans la roche, un logement qu’elle clôt, ajustant parfaitement sa coquille étanche, là, pour survivre
Quand l’océan sera de retour elle sera libérée, le temps de sa présence, mais devra retrouver sa place lors qu’il se retirera à nouveau
Alternativement confinée et mobile, au rythme de la marée
Mouvements cycliques, trajectoires obstinément fermées, étendue sillonnée de chemins gustatifs entremêlés, territoire bouclé à la mesure d’un appétit
La patelle n’est pas simplement attachée à un rocher où poussent des algues, elle est attachée à la planète, à la lune et au soleil

L’émergence d’un corps, c’est la reconnaissance d’une existence dans son monde
La possibilité de partager un autre monde
Reconnaître l’émergence d’un corps c’est reconnaître quelque chose de soi dans la forme qui prend corps et quelque chose du corps émergeant en soi
Notre possibilité de faire corps par et dans le monde, de l’habiter et donc d’en faire partie
La possibilité de mondes (autres) émerge lorsque on reconnaît un partage d’existence

Objet d’études ?
Cerner, mettre à distance, isoler un objet, focaliser pour répondre à une question précise, combien ?
Alors se pose la question d’un sens, celui du vertige a compter 1, 2, 10, 100, 1000...
Mais le regard se trouble d’une absence sur laquelle il faudra bien compter
Ce que nous pensions être là n’est plus, le vide prend place
Entre ce qui était et ce qui sera, ce qui échappe et ce que l’on cherche
Quelque chose s’est dispersée, l’image d’autres face à soi, retenu simplement par le reste d’une forme, par un contour tracé momentanément
Au bord de l’éclatement de la dislocation
Dans l’absence c’est le vide qui fait lien
Dans l’éclatement l’infini est entre les fragments

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