Le ciel est bleu (quelle aventure).
Il est courbe.
Il est épais.
À partir de son bleu il est
Éclatant (il éclate
En lui-même et pour lui,
Sans cause et sans objet).
Il est éblouissant.
Il m’éblouit : je le complète.
Jean Tortel
Barbara Schroeder s’imprègne de ce qui l’entoure, s’approche au plus près de cette présence de couleurs, de matières et de formes associées à un temps de vie et restitue dans chacune de ses toiles la résonance particulière de cette expérience. Elle propose et confronte des chemins multiples, cohérents les uns et les autres, précis mais point soucieux d’interpréter ou d’expliquer.
La peinture n’est pas seulement un acte de connaissance, mais un lieu de fusion de l’être et du monde, une régénération de leurs forces antagonistes. Elle nous apprend ainsi bien plus que d’autres explorations à l’impact plus rugueux. Le cérémonial des gestes et des engagements n’a rien d’une rhétorique au service d’un parti pris de célébration et prend volontiers l’allure d’un rituel de magie bienfaisante. Un rituel qui, non seulement transmue en image ce monde auquel il adhère avec un certain bonheur, mais privilégie aussi dans cette image les conditions nécessaires de l’échange.
Le sens poétique apparaît ici comme un mouvement de rassemblement et de réagencement, et se développe selon des modalités fort diverses, allant d’une composition juxtaposant des événements d’apparition et de disparition, jusqu’à la conjonction de références appartenant à des domaines figuratifs et d’autres s’inscrivant sans ambages dans l’ordre de notions abstraites.
On ne s’improvise pas aux aguets. L’accès à cet éveil constant suppose au point de départ deux attitudes fondamentales : la vigilance et la disponibilité, c’est-à-dire le besoin instinctif d’un ressourcement perpétuel et la capacité de ne pas se contenter d’attendre, mais d’être attentif.
Le végétal, tout en sachant la puissance de la bifurcation et de la prolifération, de la clarté et de l’obscurité, choisit cependant la tempérance qui empêche de prendre une ampleur qui ne serait qu’effort démonstratif et donc décoratif. Barbara Schroeder a fondé ainsi sa mesure et s’y tient sans s’y résigner.
Confrontation ou accord, ou engendrement réciproque, c’est selon.
Dans la poussière d’un savoir périmé, l’obstination de la vie consiste à nous montrer que l’impossible ne l’est pas tout à fait.
L’énergie qu’a le pouvoir de se renouveler, de transmettre, sait prendre pied sur le sol mis à nu et mettre en œuvre les purifications des saisons.
Tout part d’une ouverture à la fois décisive et incertaine, entre embrassement et fluidification, comme si le champ de la conscience profitait d’un élargissement surprenant, comme si un état particulièrement affûté était atteint où se confondraient la veille et le rêve, l’insaisissable et le centre, la traversée et l’obstacle.
Si de telles investigations n’étaient pas aussi solidement amarrées à des références concrètes (choux, pommes de terre, champs, rivages, montagnes), aussi curieusement liées à des phénomènes essentiellement ambiants (conditions climatiques, ondulations, tonalités diverses), il n’y aurait pas seulement perte d’une densité vitale, mais la peinture elle-même serait sans enjeu, naufragée dans la mollesse d’un ressassement inutile.
À chacun sa part d’utopie, de désir, de creusement ou d’alignement.
De cette masse appréhendée dans sa profondeur par le silence aux choses plus accentuées dont la précarité s’affirme comme une forme d’accomplissement, on peut discerner l’ordre successif, imposé par la logique de la découverte, d’une série de tableaux qui va de la vue générale, de très loin, à une vision qui se rapproche de plus en plus du détail.
Faire déraper le regard, provoquer un glissement des certitudes, et se donner la capacité d’assumer les contradictions les plus vives, de s’en nourrir, de s’en servir comme promesse d’un perpétuel déplacement entre le persévérant et le changeant.
Les éléments, les instants, les indices les plus serrés, les plus irréductibles sont souvent les plus clairs parce qu’ils sont le résultat d’une extrême élaboration, de l’exercice soutenu de la lucidité.
Difficile de faire entrer cette démarche dans un cadre qui l’enfermerait trop strictement et de la simplifier en un schéma bien tracé, identifié qui ne suppose aucune hésitation. Car elle se constitue en même temps de lignes et d’incandescences, de bruissements et de structures, et contient aussi bien que la certitude et l’évidence, la surprise et le doute.
La racine
Dégagée sans pudeur
Pour que la bouche
L’atteigne
Lui parle.
Parfois le souvenir le plus anodin, au moment où on s’y attend le moins, concentre en lui toute une force de suggestion.
C’est un espace composé d’eau, de terre, d’air et de feu, lié à des sensations froides ou chaudes, acérées ou apaisantes, d’abondance ou de dépouillement, de bonheur ou d’impasse, de chute ou de rebondissement. L’action semble identique à celle que figure, avec d’autres images, l’alchimie. C’est aussi une lutte contre la mort qui amplifie ses efforts, ses assauts et le mystère qui se refuse à se révéler.
Ce qui compte, c’est l’élémentaire, cette opération qui s’engage à réduire au plus simple.
Entre obstacle et transparence, Barbara Schroeder ne choisit pas. Elle est là, infiniment présente, tout près de la palpitation nécessaire, dans l’effacement comme dans le dévoilement.
L’outil
Soudain instable
À l’appel du sol
Mais jamais découragé.
Le questionnement ne suffit plus, il faut aussi répondre, prendre l’initiative de réparer des liens oubliés. Il convient de savoir susciter un dehors. Il y a là, à travers des tâtonnements et des reprises, des contradictions et des paradoxes, une obstination à ne pas céder à l’anéantissement et donc de réaffirmer la présence d’un secret à partager qui ne serait pas à chercher derrière les apparences mais, au contraire au milieu d’elles, mystérieusement lié à elles.
L’événement est l’effet d’une différence d’intensités et de pressions qui produit une dynamique des forces et de leurs oppositions, pour laquelle la puissance du sens est à la fois jaillissement des profondeurs et déploiement en surface, selon un double principe d’extension et de rétention. Il faut faire événement de tout.
L’assiette
Conséquence de la couleur
Du geste
Entraîne plus loin que ses limites supposées
Vers un autre commentaire.
Tout se joue entre un en deçà et un au-delà d’une émergence ou d’un détachement, à la recherche d’un point d’équilibre. Les contraires se concilient ou s’annulent, non dans l’éblouissement d’une transcendance, mais dans une évidence de données sensibles. C’est un moment de ce balancement entre des pôles, celui où tout peut glisser d’un côté ou de l’autre mais où tout se maintient dans une heureuse vigilance.
Au plus vif du geste, retrouver un accord, même précaire, entre une émotion première et une force neuve, qui ferait surgir, à l’intérieur de sa fulgurance, la présence d’une interrogation, celle de l’obscur.
Des régions souterraines, la respiration des promesses se laisse entendre dans l’insistance des évolutions en quête d’air libre.
Si près de l’incendie d’un vin
Dans le ciel utile
À l’atelier.
Il est important de dépasser l’étroitesse du temps et de reconnaître alors que, ce qui lui offre la chance de sortir de la suite inexorable des saisons, c’est la nudité mobilisée dans ses circonvolutions.
Une réalité passagère se manifeste comme un éclat hors durée, et ce ne sont pas les qualités d’éblouissement de cet éclat qui font sa singularité, mais sa capacité de s’inscrire dans ce qu’il y a de plus immédiat ou de plus fugace.
Paysages et légumes se ressemblent et s’assemblent afin de dire une chose tout à fait différente : non pas que tout est en continuelle métamorphose, que tout est évanescent, mais au contraire que tout subsiste par le jeu contradictoire des dilatations et des contractions.
Les multiples polarités renvoient toutes à un seuil. C’est la ligne de partage entre le connu et l’inconnu, l’isolement et le croisement, l’immobilité et le mouvement, la privation et la possession. Le seuil est le point des plus hautes ressources où il faut saisir toutes les possibilités et tout miser sur elles.
L’épars
S’arrange
Avec quelque raison
Dans le voisinage de l’eau.
Cette peinture cherche à instaurer une expérience de la rencontre. Mais qu’entendre par rencontre ici ? Il ne s’agit pas d’une virtuosité, encore moins d’un idéal, mais d’un modeste mouvement d’accompagnement : s’adjoindre au monde, sans s’encombrer de toute détermination rigide et de tout pari spéculatif, et se fondre dans sa présence la plus sommaire. Une telle attitude se nourrit de mille fragments du réel, de la variété infinie de ses textures, de ses contingences et de ses incertitudes. Car l’urgence, c’est de faire remonter à la surface, non pas une totalité modelée, isolée et close, mais la dispersion des choses et la discontinuité de l’être.