ARCHIPEL

Ana Samardzija Scrivener, 2015

Jeudi, 16 avril 2015, peu après 20h.

Il fait nuit rue d’Armagnac et ailleurs, à Toulouse. Une pluie légère tachette les trottoirs. Dans l’espace d’art contemporain Lieu-Commun, le vernissage de l’exposition L’archipel du rêve bat son plein.
Il a rassemblé une multitude dense et joyeuse. Le public est invité à patienter au premier niveau de l’exposition, tandis qu’à l’étage les derniers préparatifs pour une performance sont en cours.
Quelques instants plus tard, nous gravissons l’escalier, nombreux. Certains s’assoient par terre ou sur les grands coussins disposés à cet effet ici et là. D’autres, derrière les premiers, se tiennent debout.
La salle est éclairée par divers spots directionnels et la performance se déroulera parmi des œuvres exposées qui ponctuent l’espace.

Un homme se tient debout devant nous, non loin du mur où est accroché un dessin coloré.
À sa droite, une caisse claire et son musicien. Nous appellerons l’homme debout, Serge. Son visage est peu expressif et intense, le regard posé sereinement devant lui.
Il porte un costume couleur de sable, gris ou ocre, de matière souple, qui lui donne un air à la fois détendu et prêt à l’action. Couvrant sa main gauche, un appendice pend de la manche de son costume : comme une manche exagérément longue, qui touche presque le sol, d’une couleur sable, gris ou ocre, aussi. Dans sa main droite, il tient une feuille de format A4. Une image imprimée y est visible : il s’agit d’une photographie où un jeune éléphant gambade dans la savane. L’image de l’éléphant incite à associer l’appendice porté par Serge à une trompe d’éléphant. Serge salue l’assistance : « Bonsoir. »
Nous apprenons alors que l’image est tirée du film Hatari !, réalisé par Howard Hawks en 1962, et que le terme « hatari » signifie en swahili « attention danger ».
Se frayant un chemin parmi le public, Serge traverse la salle et disparaît dans une pièce adjacente, derrière le public et qui ne lui est pas accessible.

Retentit alors une musique, pleine d’entrain. C’est Elephant walk, morceau composé par Henry Mancini pour le film Hatari !. Serge réapparaît dans la multitude, il n’est pas seul. Une femme apparaît aussi, nous l’appellerons Isabelle. Les deux marchent en dansant, ou dansent en marchant, parmi les corps des regardeurs debout, assis ou allongés. Par dessus une chemise blanche, Isabelle porte une jupe et une veste noires, un costume élégamment taillé près du corps qui lui dessine une allure à la fois sévère, sinon austère, et sensuelle. Avec précision et assurance, elle se déplace sur des chaussures à hauts talons. Dans ses mains un cerceau qui, lui-aussi, participe à la danse en se hissant périodiquement au-dessus de la tête de la danseuse et d’autres têtes assemblées.

Serge se déplace en balançant doucement sa trompe. La marche dansante des deux protagonistes est exécutée avec sérieux, concentration et légèreté, dans l’esprit de la musique qui l’accompagne.
Ils regagnent l’emplacement quitté quelques instants plus tôt par Serge et s’immobilisent. Isabelle lève le cerceau au-dessus de sa tête. La caisse claire, située à leur droite, fait résonner un bref grondement de tonnerre dans la salle. Le public s’en trouve plongé dans l’expectative. Soudain, Isabelle lâche le cerceau qui – en descendant, le temps d’un éclair – encercle son corps de haut en bas et tombe par terre. Le public applaudit. Aux pieds des deux protagonistes se trouve une structure en bois blanc. Isabelle et Serge se font face, concentrés. Serge tient la structure. Nouveau roulement de tambour, nouvelle expectative. Serge lâche la structure, la structure tombe en se repliant. Le public applaudit.
Les lumières s’éteignent.

De nouveau en lumière, l’attention des regardeurs se fixe maintenant sur Isabelle, assise dans un fauteuil à l’autre bout de la salle. Près du mur opposé, Serge est assis sur une chaise. Le public se situe entre les deux. Dans ses mains, Isabelle tient un morceau de papier. Reposant avec une nonchalance étudiée sur le fauteuil, elle commence à lire. Sa voix est douce et claire, mais les paroles qu’elle lit sont graves. Il y est question de la puissance du rêve, du sexe, du sang et de la mort, de la figure du fauve, des bourreaux et des martyrs, et de la grandeur de l’art. Les phrases sont brèves, ciselées, non point comme de la dentelle mais comme une pierre taillée par un courroux sublime et précis.
Elles sont décisives. « Mesdames et messieurs, c’est à cela que je fais appel », lit-elle, « il n’y a pas, et il n’y aura pas de rêve sur la base de l’État ni d’ailleurs de la municipalité ; le rêve, c’est vous ».
Les regardeurs informés, ou encore ceux dont la mémoire est plus longue, se souviennent : dans la voix d’Isabelle frémit l’écho de celle d’André Malraux. Ce qu’elle lit, alanguie ainsi sur le fauteuil, ce sont les extraits du discours prononcé par l’écrivain et le Ministre, le 19 mars 1966, à l’occasion de l’inauguration de la Maison de la culture d’Amiens. La lecture finit, nous sommes de nouveau, et pour un bref instant, plongés dans l’obscurité.

Lumière. Dans l’assistance, les têtes pivotent de 180° et les regards se posent sur Serge, toujours assis sur sa chaise, près du mur. Il tient dans ses mains un sac en tissu. Il dit : « When I was young I wanted to be a bread roll ». Ce faisant, il retire un pain de son sac en tissu – il semble qu’il s’agit d’une baguette -, le divise en deux moitiés, l’ouvre en longueur avec un couteau, en creuse la mie pour le vider et ne garder que la croûte. Il laisse le sac, la mie et le couteau tomber par terre. Il enlève d’abord sa chaussure droite, enfile le pain comme une babouche et l’accroche au pied avec un large bandeau adhésif. La même opération est accomplie pour le pied gauche. Plus que des chaussures extravagantes, cela lui fait de longs pieds étroits sans orteils, tels ceux d’un personnage fabuleux.
Il se lève, nous entendons une nouvelle musique : nous reconnaissons maintenant l’extrait musical du film de Charlie Chaplin, La ruée vers l’or, celui qui accompagne le moment où Charlot, à table, accomplit la danse des petits pains agités par deux fourchettes. Ici, au Lieu-Commun, c’est Serge lui-même, avec tout son corps, qui exécute une nouvelle danse des petits pains. Elle consiste à porter le poids du corps d’un pied à l’autre, ce qui produit un balancement rythmique, et à soulever légèrement le pied concomitant pour toucher, frapper ou tapoter le sol avec la pointe du pain. Le public applaudit.
Les lumières s’éteignent.

Quand elles se rallument, Isabelle et Serge – qui a retrouvé ses chaussures – se font face entre deux piliers. Ils écrivent, chacun, avec un feutre sur un panneau en bois. Une fois les inscriptions réalisées, les deux panneaux sont réunis et tournés vers le public. Nous assistons aux retrouvailles des deux moitiés d’une seule planche, soutenant une proposition : « Nous sommes un archipel, vous êtes un océan de plaisir. »

En suivant une ligne oblique, Isabelle et Serge se dirigent vers un point de la salle où une boîte abrite une scène minuscule : c’est la discothèque de doigts. Une musique disco-funk emplit la salle, la boule à facettes miniature tourne et renvoie ses scintillements multicolores à l’assistance éblouie.
Les amateurs reconnaissent Funkytown, la chanson du groupe Lipps Inc., en tête des hit-parades de l’année 1980. Isabelle et Serge, à gauche et à droite de la discothèque et face au public, plongent leurs mains par les ouvertures aménagées à cet effet dans les parois latérales de la discothèque.
Les pointes de leurs doigts effleurent le podium, les doigts se mettent à danser.
En cet instant, nous ne voyons plus Isabelle et Serge, mais seulement ces danseurs nouveaux, petits, souples et aériens. La grâce règne au Lieu-Commun. L’archipel – Isabelle et Serge, avec les personnages qu’ils ont fait brièvement exister – se plonge maintenant dans l’océan de plaisir qui ondoie aux sons de Funkytown pour y disparaître.

Le texte ci-dessus est écrit de mémoire, sans appui de documents visuels.

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