Le premier moteur à dislocation

Catherine Pomparat, 2008

Il imite l’accent anglais. Puis il retrousse
Sa jupe des deux mains au dessus du genou.
Et se met à s’enfuir en avant comme un fou,
En projetant exprès ses pieds dans la poussière ;
Des dents de broderie économe et grossière
Ornent en bas son propre et large pantalon ;
Il se retourne et dit qu’il court jusqu’à Toulon,
Voulant vérifier par lui-même les chiffres
Kilométriques.

Raymond Roussel, La Doublure, Jean-Jacques Pauvert, 1963, p.83.

 

Je te google, tu me googles,..., ils se googlent, « Le dictionnaire des traductions en GP n’est pas disponible, souhaitez-vous le télécharger maintenant ? » Geörgette Power ne le souhaite pas, il s’engoogle tout seul sur fond d’espaces inutiles dans une poussière de mots en voix américaine de synthèse et en sous-titre français. L’artiste est un inutilisateur du moteur à dislocation. C’est dans l’apesanteur numérique, le corps exposé à des accélérations trente fois plus fortes que la gravité, libéré des contraintes du poids des statistiques, qu’il pratique des vols tout en retournements. Depuis qu’il écrit un livre d’amour avec Nathan, une libellule — Odanathan une vidéo à la démesure du désir et de l’inutilité des voyages — il laisse ses ailes libres et s’en remet à elles et à lui, sage {note}1 “Soigneur de gravité”. La navigation aérienne le renseigne (secrètement) sur les influences mystérieuses du vol de la libellule desquelles sa vie tout entière semble dépendre. Les sillages disloqués du dragonfly, zigzag et zizanie, sont invisibles mais la mécanique du vol s’inscrit automatiquement. G.P. est un guetteur d’aléa, la demoiselle navigue dans le courant d’air : Streaming Poetry.

En cet instant, THE PRESENT MOMENT AND ONLY THE PRESENT MOMENT {note}2 il semble qu’on joue au « Louve, y es-tu ? ». Il fait noir comme dans la gueule d’une mère-louve à huit mamelles. Pourtant depuis Roussel, la carnassière n’est qu’un pion sur un jeu d’échecs : la dame est une demoiselle, une libellule, une hie, une “machine célibataire” inutile et extravagante pour regarder extravagemment les choses du monde avec l’adminicule des sourds. Geörgette connaît la musique, chez lui aussi où le canis-jubatus des naturalistes relève davantage du canabis-jubatus des herboristes, la veille ne s’oppose nullement au sommeil. Depuis belle lurette l’herbe comme le loup est rouge. Quand la mémoire virtuelle est insuffisante, les savants inventent des machines à explorer le temps. L’heurette est grave, mais l’adjectif belle est un diminutif de temps. Le bon-heur ! d’une certaine manière car « les mots sont moins nombreux que les choses qu’ils désignent » {note}3. L’éblouissement de l’Heur dans une collision opportune avec la déesse digitale de Babylone produit une collusion des plus fécondes. La mystification n’est pas où l’on croit.

Du lipogramme en E à la poudre de lycopode, la distance engendre la proximité. Ce sont eux qui viennent à G.P., l’artiste l’assure dans un entretien {note}4. Affabulé de sa doublure, il transforme les mots en faits, le nom aux initiales de choix en pratiques artistiques : l’art de Geörgette Power. « DONT ZOOM » les apparences hésitent entre le photogramme et le film, l’immobilité et la durée : « Well, he is here … He will be there in a few time…” En attendant, l’appareil affecte plus les faits que la fiction. À la place des spectateurs, le dispositif de fabrication est “factionnel” {note}5. Tout fait stock {note}6, le cinéma aussi. Ailleurs, un homme et une femme font une pause dans un escalier, la fatalité du courant se déplace : Vertigo. Ici, un “Zoom-haute performance” inscrit dans le cadre des paroles parlées et écrites : Imago. Seule une libellule au stade final d’imago est capable de voler et de se localiser. Cette translocation due au développement des ailes et de l’appareil génital permet à la demoiselle de trouver un lieu unique : Locus Solus.

Ce type de métamorphose observé longuement durant un test nucléaire dans le Pacifique pose la “bonne” question : « Comment le vol disloqué de l’insecte découpe-t-il la réalité ? » Cet art de la découpe on l’appelle mapping {note}7. Le dédoublement du langage, sa re-fabrication, est le seul lieu habitable pour l’artiste qui transforme littéralement sa solitude en modèle optique. Pendant son “expérience de perception temporelle linéaire” pour y voir clair Geörgette Power y voit double. Il se tient « ici » en même temps « là-bas » et d’ « ici peu ». Un procédé déjà expérimenté au moment où « La Garonne gourmande attend la bouche grande ouverte » Jonny Jo & Isobel {note}8. Une série qui montre les appareils qui servent à dédoubler les signes : « écrire, tuer quoi » {note}9, réduire le temps à l’espace. Le point de vue de l’artiste « ne veut que paix et amour pour les animaux et les plantes » du Wonderland où les libellules volent à l’oblique et plagient les anges du Jardin d’Eden. À l’égard des personnes humaines les images manquent de mots. C’est à partir de là qu’une création “authentique” parce qu’“artificielle” est possible, Streaming Poetry dérive : l’Amour est de l’autre côté du futur.

1Gotthold Ephraïm Lessing, Nathan le Sage, Corti

2Victor Burgin, « Any Moment », 1970

3Michel Foucault cité par Tiphaine Samoyault. Dossier Locus Solus, GF Flammarion, 2005, p. 314

4l’entretien avec Fiona Jenkinson

5Pour une approche “factionnelle”, cette lecture d’une photographie de Lynne Cohen

6Tiphaine Samoyault, ibid. note 3, p. 316

7Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Seuil, 1973 (pp 47-48 de l’édition 2000). Le fragment qui fait référence, dans « Après tout le factionnel » (déjà cité note 5)

8Voir ici un épisode du “premier polar américain entièrement tourné dans la CUB

9La citation exacte est : « Il y a quelques minutes j’étais large. Mais écrire, écrire : tuer quoi » ; Henri Michaux, Ecuador, Collection Blanche, Gallimard, 1929, p. 16

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