Julie Chaffort

vue par

Sophie Lapalu

Les vidéos de Julie Chaffort mirent le paysage...

Les vidéos de Julie Chaffort mirent le paysage, le toisent et le parcourent ; on y croise des hommes au destin tragique et des héros aussi beaux que les chants qui les accompagnent – peut être pour en donner la mesure. Les gestes accomplis sont tout à la fois drôles et absurdes, l’avenir toujours incertain et les paroles s’envolent, attrapées par les branches d’une forêt ou englouties dans les eaux d’un lac. Les plans fixent les branches ; ils convoquent les tableaux de l’école de Barbizon où les bruns apparaissent comme chargés de bitume et les lumières s’accrochent aux pâtes colorées. Les récits s’écrivent entre les longs plans-séquence et se devinent dans les détails que la lenteur permet d’observer comme l’on admire une nature morte.

La vacuité des territoires impose à l’artiste des images qu’elle fait naître de façon sensible, voire irraisonnée. « Ne pas comprendre mais être à proximité de ce qui se passe », nous dit le narrateur de la vidéo La Barque silencieuse (2015), reprenant ici les mots de Trajei Vesaas dans La barque, le soir. Sans fioriture ni maniérisme, Chaffort attrape une nature à la lumière changeante et en fait presque le sujet principal de ses travaux. La forêt est l’horizon de cette femme en fourrure qui chante la tristesse du destin dans Nostalgia (2016) ; elle y est aussi un personnage à part entière qui gronde, craque et pleure d’avoir perdu Didon. Elle est le réceptacle de voix qui cherchent à clamer l’impossible, l’accomplissement « du miracle de l’existence » (La Barque silencieuse). Là, la pluie s’abat comme une douche sur une clairière inhabitée (Hunt, 2018). On l’avait à peine remarqué, mais un buisson de feuilles mortes s’avance très légèrement. Poursuite tranquille après l’irrationnel, l’œuvre porte un regard paisible sur la créature, peut-être un Sylvianus – genius loci de la Rome antique, protecteur de tout ce qui loge dans les bois.L’artiste ouvre des univers parallèles, atemporels et insituables, où le monde se signale à nous par ses infimes déplacements et l’infinité de ses signaux – étrangement menaçants. Le point de vue humain, qui implique le langage, paraît d’une vanité empruntée. Quand l’homme tente de nommer les choses qui l’entourent, l’écart entre la langue et ce qui est présenté semble trop vaste, la distance impossible à combler. Dans Les Cowboys (2016), les acteurs répètent avec concentration les textes de Pascal Quignard, Paul Auster ou du dessin animé Avengers, soufflés par un shérif attentif. L’élocution n’est pas aisée, les phrases hachurées. Elles se répètent pourtant avec joie, mots après mots, jusqu’à faire disparaître leur sens. La guitare pince à l’envie quelques accords. Le soleil harassant lèche de ses ombres les herbes hautes où paissent les chevaux, comme dans les steppes américaines. Mais la neige et la pêche aux canards nous expédient tout à coup dans un pays impossible et anachronique, un cadre chimérique, un western improbable dans lequel la vie des acteurs peut se déployer au-delà du langage. Ainsi dans ce pays, tout le monde s’exprime, « même lui ». Les mots ne suffisent pas, quelque chose échappe.

Les individus qui peuplent les vidéos sont placés dans un espace inhabituel ; souvent immobiles ou exécutant un geste répétitif, affligés du poids d’une vie, l’inconfort de leur – comique – position déplace les habitudes et démultiplie les potentialités. Comment tenir debout sur les rebords d’une barque (En respirant, 2016) ou y danser un improbable flamenco (La barque silencieuse, 2015) ? Comment boxer en forêt ? Chanter le paysage ? Les gestes décontextualisés sont regardés sous un jour nouveau, la maîtrise est délicate. Hors du temps, les hommes et les femmes sont, tels le Pierrot de Watteau, debout face à nous, monumentaux, présentant leur fragile humanité comme objet d’étude. Mais qui sont-ils ? Profonds, peut-être fous, que cachent-ils ? D’où viennent-ils ? Que cherchent-ils à nous dire ? Bien souvent, les acteurs que l’artiste convoque sont les habitants même des espaces qu’elle filme. Quand elle s’empare du paysage, elle l’habite et embrasse ses habitants avec une bienveillance réjouie. « J’ai toujours envie de travailler avec des gens différents et de rire avec eux » dit-elle. À Monflanquin et ses environs, elle a rencontré les membres du club de savate boxe française et de l’aviron villeneuvois, elle a écouté les répétitions de la chorale du Prince Noir. Ils sont les acteurs de leurs propres espaces et font des lieux qu’ils habitent des « croisements de mobiles » {note}1. L’usage imposé par la rationalité est dévié, la fiction devient un outil pour créer du jeu dans l’existant. « L’espace serait au lieu ce que devient le mot quand il est parlé, c’est-à-dire quand il est saisi dans l’ambiguïté d’une effectuation […] » {note}2 affirme Michel de Certeau. Aussi Julie chaffort s’attelle-t-elle à faire surgir cette ambiguïté en faisant parler les mots et en créant d’autres usages à ces lieux. Un super héros fragile en combinaison rouge fait jouer son laser en plastique au son d’une cornemuse ; le film bascule dans la contemplation d’une chorale de chants occitans qui clame son intemporalité. Chanter le paysage, n’est-ce pas participer à le créer ?Pour les aborigènes d’Australie, les ancêtres créèrent le monde en le chantant. L’anthropologue Bruce Chatwin raconte que « lors de sa traversée du pays, chaque ancêtre avait laissé dans son sillage une suite de mots et de notes de musique » {note}3. Ces chants sont devenues des cartes chantées, dites pistes de rêve ou songlines ; il faut les connaître par cœur pour traverser les grands espaces désertiques. Au rythme de la marche, ils désignent chaque élément du paysage. Le continent peut ainsi être lu comme une partition musicale. « Il n’y avait pratiquement pas un rocher, pas une rivière dans le pays qui ne pouvait être ou n’avait pas été chantée. […] En amenant le monde à l’existence par le chant […] les ancêtres avaient été des poètes dans le sens originel du mot poiesis, la “création”. » {note}4 Dans la foi aborigène, une terre qui n’est pas chantée est une terre morte, puisque, si les chants sont oubliés, la terre elle-même meurt. C’est après avoir lu l’ouvrage de l’anthropologue que l’artiste a souhaité faire résonner les voix de chanteurs hors norme dans des espaces inhabités. Le chant des oiseaux comme des hommes, tout aussi majestueux qu’impérieux, est omniprésent dans ses œuvres. Les personnages, souvent seuls, se débattent contre la nostalgie ou l’absurdité de leur destin, dans un joyeux syncrétisme entre animisme, croyances païennes, cultures savantes, populaires ou traditionnelles. Les hommes s’ébattent, dignes, jouent à la pêche au canard, à la cornemuse, chantent un opéra d’Henry Purcelle, un refrain de death metal.Aussi l’artiste réussit-elle l’exploit de ramener le sujet humain au même niveau que le paysage dans lequel il se trouve ; changeants et imprévisibles, l’un comme l’autre communiquent au-delà du langage, à l’aide de signes pluriels et non autoritaires que les films nous invitent à recomposer. Julie Chaffort rend possible l’anamnèse jusqu’aux premiers récits de l’humanité grâce à des images qui s’offrent tels des contes et à l’aide de chants qui sont autant d’Odyssées récités aux oreilles des chevaux que de notes d’espoir brandies à la rencontre de boxeurs en costume rose.

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1Michel de Certeau, L’invention du quotidien, 1. Arts de faire, Poche, Paris, 1980, p. 172-173.

2Ibid.

3Bruce Chatwin, Le chant des pistes, livre de poche, Paris, 1995, p. 27.

4Ibid, p. 27-28.

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