Michel Herreria

vu par

Louise Grislain

Dessins au trait ou sur carte à gratter, numériques et animés, scénographies, grandes peintures sur papier mais aussi sculptures et environnements : depuis plusieurs années Michel Herreria construit une oeuvre profuse dont la dimension polymorphe n’est pas sans être troublante.Le trait semble être l’alpha du vocabulaire plastique de l’artiste. Il est souvent rappelé que le dessin et le dessein sont à l’origine un même mot, issu du vocable italien « de-signare » que le français a conservé et transcrit dans le verbe « désigner ». L’acte de définir graphiquement les contours d’une chose et celui de la nommer, de la pointer sont, pour l’étymologie, étroitement liés. L’œuvre de Michel Herreria, et le rôle primordial qu’y joue la pratique graphique, s’accordent en tout cas bien d’une telle définition, tant l’entreprise qui consiste à tenter de circonscrire un certain ordre du monde y est centrale.

Le trait de Michel Herreria décrit souvent un homme, des hommes, figures génériques d’une humanité noyée dans le flot verbeux du discours. Comme l’indique le titre d’une de ses peintures sur papier, ces hommes sont « évidés » par la violence sourde des rapports économiques et sociaux, pris dans les rouages de machines célibataires telles que les décriventDeleuze et Guattari « surfaces d’enregistrement, corps sans organes (...) l’essentiel est l’établissement d’une surface enchantée d’inscription ou d’enregistrement qui s’attribue toutes les forces productives et les organes de production, et qui agit comme quasi-cause en leur communiquant le mouvement apparent » et que Herreria évoque de façon récurrente. Les circonvolutions du trait deviennent aussi les cursives des mentions manuscrites qui apparaissent souvent dans l’œuvre de l’artiste. Ces mentions peuvent matérialiser le cheminement d’une pensée en mouvement, en train de s’objectiver dans la constitution du dessin sur lequel elles figurent. Elles sont aussi des adresses, des questions prenant à témoin le spectateur, ou des titres, dénominations souvent ironiques du motif dessiné : tabulateur humain, bloc mangeur d’horizons ou effaceur de mémoire. Ressort privilégié de la dimension humoristique de l’œuvre, elles désignent la double identité du langage, à la fois source de plaisir dans son acception littéraire ou comme élément essentiel de la communication entre les hommes et vecteur sournois de l’aliénation servant à masquer les réalités les plus crûes.

Il y a, on l’aura compris, dans l’œuvre d’Herreria, une volonté de déjouer les stratégies du discours, un désir de rendre lisible les lignes de force qui sous-tendent un réel que sa complexité rend difficilement appréhendable. Cette entreprise de mise au jour est emblématiquement visible dans la pratique largement utilisée par l’artiste du dessin sur carte à gratter, dont le procédé consiste à faire apparaître par prélèvement de la matière des motifs dans l’opacité étale d’une surface noire.Car c’est bien dans ses solutions plastiques que l’œuvre d’Herreria puise ses ressources. Nourrie d’un goût pour la logique et la beauté tautologique de la démonstration, elle ne se prive pas des plaisirs d’une pratique graphique ou picturale assumant joyeusement sa subjectivité. Mais quand Herreria s’empare comme dans Silice d’anglet de la forme canoniquement liée a l’art minimal qu’est le cube, il la réalise comme un contentant en verre rempli de sable, ou silice, la matière même qui sert à faire le verre.Refusant la pureté essentialiste de la concentration sur une pratique unique, Herreria apparaît comme un homme orchestre dont l’œuvre fonctionne par sa nature même comme une parabole de la complexité qu’elle décrit. Fractionnée, foisonnante, elle s’inscrit dans une tradition qui innerve l’histoire du XXe siècle, de Dada aux Nouveaux Réalistes, celle d’un art qui tire l’énergie du renouvellement de ses questionnements plastiques dans une certaine conscience historique. Du paradoxe entre l’impossibilité à circonscrire et dénombrer les éléments du réel et l’adéquation par équivalence d’une œuvre à cette dimension insaisissable naît une tension, peut-être le nécessaire combustible de la création.

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