Les portraits d’Yves Chaudouët

Jacques Lafon, 2013

La jeune fille était bien triste, son amant devait s’éloigner d’elle pendant un si long moment. Elle ramassa un morceau de bois charbonneux, disent certains. D’autres racontent qu’elle utilisa un colombin parce que son père était potier et s’appelait Dibutades. La jeune fille traça alors le contour de l’ombre de son amoureux. Elle en fixait le dessin sur le mur pour longtemps. On disait encore hier que la jeune fille avait inventé ainsi le dessin ou bien, selon les commentaires, découvert la peinture. Alberti et d’autres aussi notaient beaucoup plus tard cette absence qui motive de manière fondamentale la peinture : « Elle a en elle une force tout à fait divine qui lui permet non seulement de rendre présent, comme on le dit de l’amitié, ceux qui sont absents … ». Peindre serait donc rendre présent une absence.

Yves Chaudouët ne peint pourtant pas cette absence. Il y a bien là derrière le tableau non pas un roi et une reine dont un reflet nous incitait à en croire l’existence, mais une personne vraiment présente, une enfant, un ami artiste, un homme barbu ou une jeune femme au prénom d’archange. Tous, toutes étaient là devant le peintre, plusieurs fois même, longtemps et non pas dans l’instant d’un seul coup d’oeil. Ici et alors devant le peintre qui les regardait plus intensément que moi, peut-être. À moins qu’il ne voyait seulement sa toile, son pinceau, la couleur qu’il déposait ou en définitive, comme l’avait suggéré Derrida, qu’il fut aveugle à tous cela. Mais pour moi quand je regarde un de ces portraits, l’enfant, l’artiste, le barbu ou la jeune femme sont ailleurs. Pourtant ils m’apparaissent, ils me touchent avec une pleine conscience de leur manque. Aucun portrait n’est l’illusion de son motif, aucun ne fixe de manière capiteuse la présence de la personne qui s’en est allée à la fin de la pose. Chacun que je vois est comme un objet autonome s’immisçant dans le réel auquel il n’appartient pas, comme une brûlure sur l’horizon. Et jamais l’immanence de l’objet ne s’estompe, l’image et la peinture manifestent leur présence simultanément.

L’enfant, l’artiste, le barbu ou la jeune femme ne sont pas là, c’est certain. Mais ont-ils été là ? En fait, non. Puisque sous l’influence de La chambre claire nous employons un artifice de la langue parlée pour désigner l’absence par un temps composé. Ça a été là indique un fait achevé et implique le modèle. Dans notre cas, au contraire, la pose du modèle avait duré et été renouvelée sans que le peintre eut l’intention d’en finir. La présence du modèle devant le peintre était constante bien qu’imparfaite. C’était une suite d’occurrences et de rencontres pleines d’aléa. Elle peut l’être encore. Chaque occurrence réalisée renvoie à deux types : l’idéalité du modèle dont le peintre scrutait l’épiphanie, l’idéalité de la peinture dont le peintre organisait la rencontre avec celle du modèle. Et quand je m’immisce à la place du peintre pour voir le tableau, je regarde cette rencontre, la simplicité de cette rencontre peu spectaculaire, son aristocratique trivialité.

Tous les portraits ont un même format. Le peintre a posé tous les modèles dans une attitude à peu près identique. Peut-être celle qui est venue spontanément au premier modèle ou parce que la lumière de l’atelier était ainsi plus favorable. Aucune affectation, aucun effet. Quelque chose comme l’indifférence des modèles de Manet au monde, pourtant impliqués. Cependant, très peu regardent le spectateur. De la pose émane une grande quiétude, une forme d’abandon sans crainte au temps qui passait, une sorte de sagesse passagère, une forme de sainteté laïque évoquant les figures peintes par Piero della Francesca. À mon souvenir, le fond serait uniforme et sombre mais en vérité, la couleur se répartit dans une sorte de neutralité avec de légères variations de la profondeur.

Le champ coloré varie d’un tableau à l’autre. Il circulerait autour de la figure et derrière elle, si des défauts qui ne sont pas des repentirs mais les traces d’autres états du portrait n’apparaissaient ici ou là. On devine que le peintre a repris sans cesse sa peinture. Entre chaque séance, il en a poli soigneusement les aspérités que le pinceau, les poussières, les coulures avaient formées. Il a systématiquement travaillé lors de la séance suivante sans donner une valeur particulière aux dessous, c’est-à-dire la figure-palimpseste ou les défauts de l’exécution. Pour le coup, l’effet d’espace est contredit. La perception de l’image, la sensation d’une figure et d’un fond sans matière se dissolvent et la peinture rappelle sa plane substance aux yeux qui la regardent.

Pourtant, l’incrédulité est brève tant le désir de retrouver l’épiphane est forte : la conscience recule d’un pas avec le dessein de le surprendre. Elle se tapit derrière les sensations, s’assoupit en l’épiant, échoue à l’attendre où il devrait apparaître. Et sans prévenir, voilà que le dieu ou la déesse reviennent là où la conscience ne les attendait pas : la figure renaît depuis la sensation de l’effacement poli de l’image, dans le souvenir de sa fabrication.

Il faut comprendre cette apparition parce que ces portraits-là sont muets, il ne vous racontent pas d’histoire. C’est vrai, nous inclinons à inventer celle de la personne figurée. Nous recherchons alors des indices, des brides allégoriques qui permettraient de l’imaginer. Voilà que nous n’en trouvons pas. Aussi, il n’y a personne pour nous indiquer, ce qu’il faut voir. Pas même une touche ou un effet ne reprennent la figure conseillée par Alberti , ce quelqu’un qui avertit de ce qui se passe par un geste de la main ou un regard. Aucun « il était une fois… », aucune rumeur phatique parce qu’il n’y aura aucun récit. Définitivement silencieux les portraits peints par Yves Chaudouët seraient-ils de pures visions ontologiques ? Pourtant l’être que chacun d’entre eux porte n’est pas celui du modèle qui posait — aucune image ne détache l’être d’une chose — mais celui de la peinture qui le représente. Pour perdurer, une chose se répète inlassablement. Le même ne diffère pas de lui-même. Nous pourrions penser alors que le temps étendu de la pose, la répétition incessante de celle-ci seraient une manière d’arracher le même du modèle. Mais le peintre reprend dans sa peinture ce qui change : l’attitude légèrement différente, les vêtements, la coiffure… Je préfère une autre hypothèse. Dans la quiétude de la pose reprise apparaissent, se manifestent des moments particuliers et pourtant insignifiants, probablement des petits riens, des brides de réels qui luisent singulièrement et s’intercalent entre le modèle et le peintre. Lui, il diffère le moment de leur perte. Il ne les représente pas mais il recherche sur sa palette les matières sans importance avec lesquelles il va peindre et réalise cet objet autonome qui offre à l’acte de peindre son idéalité et qui vibrera peut-être et pour certains de même.

 

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