Les « grands verres » de Muriel Rodolosse

Corinne Szabo, 2019

« […] Je voulais remettre la peinture au service de l’esprit. »

Marcel Duchamp

Si le postmodernisme est perçu comme un métissage à l’infini des formes du début du XXe siècle, on peut dire que l’art de Muriel Rodolosse poursuit les expérimentations duchampiennes issues des paramètres esthétiques du Grand Verre ou La mariée mise à nu par ses célibataires mêmes (1912-1913). Créatrice de projections mentales architecturées et animalisées, elle réalise de grandes peintures de paysages qui provoquent en effet la réactivation d’une réflexion sur les enjeux de la perception. Sans étudier dans le détail chacune des figures du Grand verre, œuvre très complexe, nous allons tenter d’analyser le prolongement des intentions de Marcel Duchamp dans l’œuvre de Muriel Rodolosse : appréhender l’espace rétinien comme un renversement du regard, retrouver la quatrième dimension en regardant au-delà de l’image, réactiver les motifs alchimiques en cultivant une esthétique des fluides, tendre vers une tension érotique.

L’œil mobile

Dépassant la coupure artificielle de l’epistémê classique entre les sens et l’esprit, l’artiste fait des sensations optiques la source primitive de la construction du sujet percevant en nous plaçant « derrière la peinture », c’est-à-dire au revers du support du Plexiglas transparent, associant ainsi l’œil du spectateur avec celui de l’artiste. Cet ajustement scalaire nous permet de voir à l’envers une vallée inondée de soleil, une forêt obscure où ne pénètrent que quelques rayons (L’armoire aux possibles, 2018), de l’herbe près d’un ruisseau où l’on perçoit le bruissement des tiges d’où surgissent des personnages masqués (no Taxinomi(e), 2006). Cette représentation dont les couches successives ont été réalisées en ordre inversé conduit alors le regard à explorer activement une forme. Là réside sa force : pendant son exploration, à partir de ce que l’œil voit, mais aussi à partir de ce que l’œil reconnaît comme manquant, le regard produit mentalement une représentation intérieure plus complète, plus vivante et incomparablement plus intense que celle qui se trouve matériellement inscrite sur la surface de l’œuvre. A la fois énigmatique et déroutante, cette construction « verrière » (verre=Plexiglas) refuse délibérément qu’on y accède par la voie « rétinienne » {note}1 classique mais plutôt selon un processus mental typiquement duchampien qui crée un aller-retour incessant entre les plans et les éléments narratifs. Ces nouvelles relations visuelles créent un « excès énergétique »qui dépasse, transcende, c’est-à-dire excède la représentation : les contours légèrement flous, la consistance vaporeuse de la touche (gaz=flou), la fusion des solvants et la succession de couches de matière fluide et semi-transparente participent à une esthétique de l’informe ou de l’ « éclaboussure » qui troublent la vision. Ces hésitations figurales sont alors complétées par la dimension intellectuelle des dessins d’architecture (Le Portique, 2016). Ces motifs divisent les régions diaphanes et installent de multiples perspectives {note}2 qui font de nouveau éclater l’espace de la représentation. L’espace ambigu, qui résulte de l’enchevêtrement de ces lignes droites et de ces plans nuageux, semble associé à l’exploration de l’inconscient et à la spéculation des nouvelles dimensions.La quatrième dimension

Cherchant à insuffler à sa peinture une dimension réflexive, anti-naturaliste, Muriel Rodolosse semble regarder vers une peinture de l’invisibilité, reliant ainsi nature, corps et architecture par des liens non perceptibles par nos yeux. Soucieuse de réinventer la vision, elle crée des « passages » - géométriques, structurels, perspectivistes ou chimiques – entre les figures grâce à la technique méticuleuse de l’acrylique et des effets de glacis qui floutent l’ensemble, faisant de la peinture « un tableau qui tente de saisir ce qui échappe à la rétine ». La désorientation spatiale, suscitée par la projection mentale qui va à l’arrière du Plexiglas, participe à la fois à la perte des repères cognitifs habituels mais aussi à la révélation d’une communication invisible entre les êtres {note}3. Les grandes figures hybrides composées à la fois de matière organique et d’éléments mécaniques communiquent avec le décor dans lesquelles elles sont enchâssées, créant ainsi une circulation fluide entre les parties inférieures et supérieures du support et les parties avant et arrière (tout comme la communication invisible établie entre les célibataires et la mariée du Grand Verre). Les animaux, les hommes, la nature et les structures (Sensibilités, 2018 ou Ruine d’une nature moderniste, 2016) échangent entre eux des liens invisibles qui dépassent notre perception. Tout laisse à penser ici que l’utilisation de cette perspective ou de cette quatrième dimension comme métaphore d’une communication imaginaire implique chez l’artiste une dénonciation de la modernité et par extension une volonté de transversalité du vivant. En critiquant les conditions imposées aux processus de socialisation, de même que l’isolement et la misère affective qui en découlent, Muriel Rodolosse remet l’individu en connexion avec la nature.L’alchimie

Cette perspective ambiguë semble également une métaphore des modifications profondes de l’espace et du temps perçues lors de l’expérience alchimique. Les hybridations (minéral/animal/végétal) et les états merveilleux de la matière s’apparentent à la conception ésotérique selon laquelle la nature est vivante et qu’en elle circule un « feu caché » (La Chute morale imminente, 2018). Les structures architecturales faites de métaux, les humains et les animaux, la présence récurrente des quatre éléments (eau/air/feu/terre) semblent raconter ensemble un « drame cosmique » dans lequel la création et la destruction du monde seraient causées par l’action d’éléments occultes. Les transformations brumeuses et laiteuses (lait=gaz), qui rappellent certainement les coagulations et les dissolutions de la matière alchimique qui contaminent toutes les parties de l’image par la pensée (Forages de pensées, 2009), les forces obscures issues des êtres hybrides semblent raconter des récits mythologiques sur les dérives de la vie urbaine moderne (no Taxinomi(e), 2006 ou Sainte Barbe en cascade, 2016). Fictions et alchimie proposeraient alors ensemble des modèles d’action basés sur le principe d’une réconciliation avec la nature : passer de l’homme à l’animal, du grand au petit, du dessus au dessous (L’armoire aux possibles, 2018) mélanger les corps, mixer les sexes (Rocko mon agneau, 2007), allier les contraires. Les manipulations alchimistes de la matière comme parcours d’élévation spirituelle correspondraient à la conquête d’une immense richesse intérieure.La tension érotique

Les domaines de prédilection de Muriel Rodolosse semblent en fait plus biologiques que géométriques, plus organiques sans doute que mécaniques. Le besoin de dissolution et d’évaporation des êtres et le sentiment général d’une lactification plastique renvoient aux éléments liquides corporels : semence, lait, larmes et désir travaillent ensemble à une réunification du monde par l’érotisme {note}4 (Le String, 2007). Pourtant le désir de l’autre (tout comme chez Marcel Duchamp) s’exprime par des liens imperceptibles. Topologie des passages infinitésimaux et cartographie des liens invisibles, les transparences de Muriel Rodolosse ne se donnent pas d’emblée mais sont issues du domaine de l’infra-mince - le terme infra-mince est chéri par Duchamp - autrement dit des sensations et des représentations qui font converger l’optique vers le tactile, la vue vers le toucher. L’infra-mince, presque non identifiable, est avant tout un écart tactile, une possibilité physique, subliminale et phénoménologique de l’affleurement (du support, de la touche, du dessin). Et surtout, pour Marcel Duchamp mais aussi pour Muriel Rodolosse, la topologie de l’infra-mince marque et génère l’érotisme. Si les peintures sur Plexiglas sont des hiéroglyphes à déchiffrer et des mises en scène de l’invisible ou de « l’inconscient de la vue », elles sont aussi révélatrices des rapports entre les êtres et les choses : une programmation du désir qui se fait par la « caresse » plastique.

L’espace pictural et la poétique des éléments développés par Muriel Rodolosse définissent une réactivation du vocabulaire symbolique de l’œuvre de Marcel Duchamp dont les procédés seraient empruntés au Grand Verre : superposition de systèmes de perspective et inversion de la vision, élaboration d’une nouvelle dimension comme surpuissance du voir, processus alchimiques de recomposition du monde, tensions érotiques et culture des flux entre les êtres. Cependant, à la différence de Marcel Duchamp, Muriel Rodolosse développe des questions de peinture qui iraient à l’inverse du concept de l’anti-art : travail de composition, de recherche de couleur et d’inversion du support, afin de réaliser un tableau.

Corinne Szabo, novembre 2019

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1Les mots entre guillemets sont issus du vocabulaire de Marcel Duchamp.

2Le Grand verre se veut une réhabilitation de la perspective à travers la recherche de la quatrième dimension.

3Duchamp est très influencé par l’esprit scientifique de son temps : le recours aux différentes machineries et à un vocabulaire emprunté à l’optique, la chimie, la physique et l’électricité sont complétés par la découverte des rayonnements invisibles avec la lecture de Voyage au pays de la quatrième dimension de Gaston de Pawlowski. Duchamp croit à cette quatrième dimension qu’il applique dans le Grand Verre : cet espace supérieur qui transcende l’ennui des illusions de la perception sensorielle et permet l’épanouissement des corps par la communication.

4Ces éléments se retrouvent dans le Grand Verre conçu comme une machine érotique. La Mariée mise à nu par ses célibataires mêmes raconte le voyage du gaz d’éclairage tout au long de cette machine à faire l’amour. Jaillissement des liquides gazeux, transportés, retardés, accélérés par le Moulin à eau et éparpillés par la Broyeuse de chocolat dans la partie basse. Mécanique complexe de la Mariée dans la partie haute, dont le voile, la Voix lactée est une « nébuleuse » désireuse qui convoque le gaz d’éclairage.

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