Grégory Cuquel

vu par

Hugo Pernet

Le produit infini de Gregory Cuquel

Au moment où j’ai reçu cette invitation à écrire sur le travail de Gregory, je ne savais pas encore que j’allais me séparer de celle que je considérais alors comme la femme de ma vie. Il n’y a pas de bonne manière de commencer un texte qui parle d’art, comme il n’y a pas de bonne manière de commencer à travailler sur une œuvre d’art. Évidemment, ma vie personnelle m’a empêché de penser sérieusement à ce que j’allais écrire sur ses œuvres, mais je me suis rappelé qu’il avait intitulé une de ses installations Pavillon du divorce. De quel divorce pouvait-il être question, et est-il réellement souhaitable d’interpréter les titres des œuvres d’art ? Peu importe, il me fallait bien une porte d’entrée, et je l’ai trouvée comme par hasard dans le langage.

Les œuvres composites de Gregory Cuquel ne sont pas très sociables, au premier abord. Malgré leur taille à peu près humaine, on n’aurait pas envie de taper dans le dos d’une de ses sculptures, pleines d’éléments défensifs et de charges contraires. Difficile en effet de comprendre ce que viennent faire ces matériaux si différents au même endroit (c’est peut-être de ce divorce là qu’il s’agit). En employant le mot « endroit » je me rends compte que ses expositions « fabriquent » des lieux (comme les castors fabriquent des paysages à grands coups de barrages), des espaces qu’on pourrait comparer à des parcs, des jardins ou des places (donc des espaces publics), mais dans lesquels auraient été importés des éléments de la vie domestique (bain moussant, yaourt à la fraise, yop). Au final, le spectateur se trouve devant des hybridations d’espaces privés et publics, de fontaine et de sculpture moderne, de laboratoire et de déchèterie – à l’intérieur desquelles luttent (comme des + et des - dans un dessin expliquant la formation d’un orage) des notions contraires : l’usé et le neuf, le fragile et le solide, le désagréable et l’agréable etc. Si on pousse le bouchon un peu loin, les installations de Cuquel s’apparentent à des sites de rencontre, comme il existait autrefois des entremetteuses – rencontres ici organisées entre des matériaux sans affinités évidentes (prolongeant ainsi de manière ironique la figure de l’artiste thaumaturge initiée par Beuys).La vie d’artiste implique de nombreux déménagements, du genre de ceux qu’on subit quand on se sépare, mais avec des conséquences plus difficiles à identifier. La déchèterie est un lieu que l’artiste a, malgré lui, beaucoup fréquenté – au point de la considérer (en exagérant un peu) comme une extension involontaire de son atelier. J’ai en mémoire quelques œuvres de Gregory dont il ne reste aujourd’hui pas d’autres traces, j’imagine, que quelques photos cachées dans un vieux dossier de son ordinateur (jusqu’à ce que celui-ci plante et se retrouve également à la déchèterie, ce que je ne lui souhaite pas évidemment). Les premières fois que j’ai vu son travail, à Lyon, il y a environ 10 ans, je pensais qu’il avait intégré cette dimension éphémère et qu’une œuvre de Greg n’avait ni début ni fin. A l’époque, je trouvais ça très courageux. Je me rappelle qu’au moment de quitter les locaux de l’avenue Lacassagne, il avait empilé toutes ses productions au milieu de son atelier et les avait emballées ensemble avec un film transparent industriel, inventant ainsi une sculpture synthétique éphémère – comme prête à être chargée par un poids lourd et à partir à l’autre bout de l’Europe. Mais en réalité, je crois que tout était parti à la déchèterie (et cet épisode s’est répété quelques fois depuis). Je me rappelle aussi qu’il ne prenait pas soin de protéger ses pièces pour les transports, ce qui aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Avec un peu de recul, je me rends compte qu’il n’y avait aucune fatalité à ce que ces œuvres finissent à la benne, quand bien même elles avaient été conçues à partir d’éléments eux mêmes destinés à la poubelle (étendoirs à linge trouvés dans la rue, vieux t-shirts, sacs plastiques, fruits pourris).Le travail de Gregory Cuquel n’est donc pas insensible à la notion de fatalité, chère aux poètes baroques et aux peintres de vanités. Le titre de son exposition la plus récente à Bordeaux (malgré l’évidence des corps qui vont à leur ruine) me fait immanquablement penser à ces thématiques. Ce qui nous mène à une autre inspiration, certes discrète, mais prégnante, de ses œuvres : la culture musicale, et plus particulièrement celle du death metal, de la musique drone et contemplative. Comme je n’y connais pas grand chose, je ne me permettrai pas de faire comme si c’était le cas, et d’ailleurs je ne pense pas qu’il soit intéressant de relever toutes les références à cette scène pour apprécier le travail de Cuquel, qui a pris soin de maintenir une distance avec ce genre d’interprétations limitatives (sans pour autant s’interdire d’affirmer ses goûts personnels). Mais on trouve dans son vocabulaire formel des stickers, des t-shirts, et plein d’autres détails qui se manifestent comme des éléments à part entière de sa réflexion artistique. Dans l’exposition Je n’ai plus peur de perdre mes dents, à Lyon en 2012, il avait effacé à l’acétone quelques lettres d’un sac plastique DECATHLON pour former le mot DEATH. Cette manifestation « antisportive » ou « anti bien-être » (on trouvait également dans l’exposition des cigarettes mentholées, du genre de celles qu’on vend aux gens qui veulent fumer tout en prétendant ne pas fumer) se voulait alors un memento-mori.Cet aspect « moral » ou disons philosophique de son travail s’est un peu estompé dans ses grands dessins réalisés à la mine graphite. Le choix de cet outil et de son rendu brumeux et/ou poussiéreux permet à Cuquel de décliner son vocabulaire sculptural sous forme de traces, de fantômes en deux dimensions : on a presque le sentiment qu’il aurait détouré, un soir, l’ombre portée des sculptures en formation dans son atelier. On trouve sur le même plan des motifs formés par le papier bulle, des formes trouées rappelant celles des sculptures, et d’autres pochoirs difficiles à identifier, dans des clairs-obscurs vaporeux qui évoquent un peu les dessins au crayon Conté de Georges Seurat. Pour inverser une citation célèbre d’Ad Reinhardt (« Sculpture is the thing you back into when you look at a painting »), on pourrait dire que dans les expositions de Gregory Cuquel, les dessins sont les trucs sur lesquels on salit son manteau quand on recule pour regarder les sculptures.

Depuis quelques années, Gregory Cuquel produit un corpus d’œuvres extrêmement cohérent et mature qui s’appuie sur des thématiques récurrentes et des réalisations dont il a parfois lui-même effacé les traces. D’une manière ou d’une autre, les sculptures, dessins, collages ou les installations qu’il crée sont mal adaptées au marché de l’art, car elles ne se présentent jamais comme des objets à part entière : des produits finis et bien définis. Au contraire, elles prennent la forme d’un produit infini, d’un corps biologique : d’une Œuvre, tout simplement. Et c’est ce qui est le plus difficile à reconnaître : une Œuvre n’est pas une somme d’objets créés les uns après les autres, les uns à cotés des autres, placés sur une ligne chronologique comme on les poserait sur une table. C’est un espace-temps sans début ni fin, un Tout dont chacune des parties apparaît simultanément : l’éternité en un clin d’œil.

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