Laurie-Anne Estaque

vue par

Olivier Cadiot

Laurie-Anne Estaque

On peut entrer dans l’œuvre de Laurie-Anne Estaque par une carte postale, un fragment de tissu brodé, une grande carte ou une caravane de parpaings. Ce n’est pas le même voyage. Si l’on commence par le petit bout de la lorgnette, on observera dans une sorte de vitrine — même si c’est à l’air libre —, des collections de logos abandonnés. On s’attendrit presque devant ces orphelins arrachés à leur contexte. Une entreprise, c’est une vraie famille. Petits fétiches comiques, crocodiles rabougris, blasons absurdes, enseignes tristes, devises démodées, voilà ce qu’il reste de nos totems. C’est comme si l’artiste nous dévoilait du même coup la vieillesse et l’enfance des marques. C’est un Je me souviens de maintenant… pour plus tard. Un trésor sorti posément d’une décharge — on devrait envoyer cette collection dans l’espace, scellée dans une boîte hermétique.

Les grandes marques redeviennent des bébés démunis, nuls si découverts — comme l’annonce le titre d’une série de broderies reproduisant des jeux à gratter. On comprend son envie de les découper, de les détourer, de les broder, de les border. Une bonne manière pour faire régresser en douceur le capitalisme. Ce n’est pas une idée seulement conceptuelle : ces objets pauvres (ex-riches) ne sont pas extraits ici sèchement et exposés en majesté. Il y a un moment où l’artiste se consacre à eux avec une étrange tendresse. On finit par s’attacher, grâce à elle, à tous ces réclames, ces claims, ces devises, ces cris de guerre de nos chevaliers d’industrie. On retapissera un fauteuil avec ténacité et, au lieu d’un Renoir de boîte de chocolat, on tissera un logo de Mars — qui, par chance, est le dieu de la guerre. On aimerait être engagé avec elle dans son atelier de contrefaçon à usage unique. On inverse les fétiches, on les pousse à bout, on les défranchise, on déreproductiblise, on remonte le temps à l’envers, on replace de force la vieille marque épuisée au moment de sa naissance. On fait l’archéologie de son lancement. Ça donne de petits monstres et des cravates importables.

Si l’on part dans l’autre sens et que l’on découvre l’œuvre de Laurie-Anne Estaque avec une pièce comme Europeana ou Francis & Togo on aperçoit d’innombrables signes, avec leur air de déjà vu (même si on les reproduit à l’envers) qui prennent place dans un paperboard d’entreprise, un planisphère détrempé, un grand dessin, une fresque pédagogique aquarellée — tout ça à la fois. Les sponsors ont dévoré entièrement l’affiche. On déchiffrera par exemple, l’affaire Bettencourt, dans la pièce de 2011, Les Français sont vicelards, avec son île au trésor gouachée, au centre, entourée de signes, d’êtres, d’événements, de dates, et de marques clignotantes. On mettra à nu froidement les liens entre tous ces êtres-marques — nuls, si enfin découverts. Et l’on refera l’histoire en tendant des fils, en allumant successivement ces logos qui concentrent des vies. Ces tableaux sont au bord de parler. Chaque objet posé à plat sur cette carte fonctionne comme un mémo, un dossier, une boîte contenant à chaque fois une partie du discours, il suffit d’enchaîner pour raconter les l’(les) H(h)istoire(s). On passera de détails à détails, on en profitera comme avec les esquisses d’un tableau en construction permanente. On les reverra plus tard, séparés, à l’occasion d’un nouveau projet de l’artiste — comme autant d’esquisses de mains, de pieds et de têtes : travaux préparatifs à une sorte de fresque politique.

On pourra aussi changer une nouvelle fois de point de vue, et, après avoir déchiffré les noms, les marques, les protagonistes de cette comédie humaine embrouillée, on apercevra de grands aplats de couleur. Ça fera un bien fou de revoir les continents monochromes après avoir découvert le pot au rose dans un flacon de shampoing. On admirera de grands planisphères, comme dans les deux séries Cartogrammes et Anamorphoses — très beau, si recouverts. Sauf, qu’à appliquer cette méthode, les idées noires réapparaissent. La série Erase the lanscape est littéralement impressionnante. Des cartes postales inversent le paysage. On dirait des faire-part de deuil — il nous annoncent l’extinction du paysage et la survivance de quelque vieille pierre : un village en deuil de lui-même, une tour détourée au milieu du noir définitif. Un paysage romantique radical ou l’illustration d’une mauvaise nouvelle — comme 30 % d’oiseaux ont disparu en quinze ans. C’est de nouveau le moment de se détacher et d’aller voir ailleurs.

Ces différents chemins, c’est un peu le journal de l’artiste, un voyage permanent dans un gigantesque mall rempli de signes clignotants. Un monde réduit à ce qu’il annonce en grand. De croquis en croquis, on finira par diriger la lorgnette sur Lune, et sur sa face cachée — très belle, si découverte. On y retrouvera nos logos tachetés en version camouflage — pas si différents de nos globes oculaires remplis de phosphènes, nos petites enseignes lumineuses intérieures privées. C’est encore une histoire de marques. On découvrira la chose par étapes chromatiques dans le livre The South Side of the Moon. Un astronaute en a décrit la vue : L’autre face ressemble à un tas de sable avec lequel mes enfants ont joué autrefois. Tout est comme détruit, il n’y a pas de mots pour la décrire, juste beaucoup de bosses et de trous.

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