J’écris depuis le territoire non-cédé des Ramaytush Ohlone (depuis la baie de San Francisco).
J’écris de manière tout à fait exceptionnelle pour partager un film : le Manifeste pour une agriculture de l’amour.
Vers 2014, une amie artiste et jardinière comme moi, Margaretha Haughwout (avec qui je collabore dans Coven Intelligence Project), m’a conseillé un livre qui nous a profondément bouleversées : Tending the Wild, Native American Knowledge and the Management of California’s Natural Resources de M. Kat Anderson. Pour la première fois, nous avons vu clairement et de manière argumentée un rapport d’alliance entre les humains et la terre, des pratiques de culture des milieux qui créaient une abondance de vies bénéfiques à touBIFO, Jason Moore, Graeber) où nos aspirations à inclure les non-humains étaient raillées comme des pensées vestiges du mythe du bon sauvage.
Dans son énorme livre, l’ethnobotaniste Kat Anderson (professeure à l’UC Davis) déconstruit totalement le mythe élaboré notamment par les écrits de John Muir du chasseur/cueilleur et d’une nature vierge californienne. Cette vision de la nature vierge avait été amplifiée par les peintres du sublime californien de la fin du 19e siècle, qui font stratégiquement apparaître une abondance en eau, en gibier, et en « nature vierge », sans habitant es. Ces peintures étaient souvent commissionnées par les tycoons des voies ferroviaires (comme Leland Stanford de l’université du même nom) qui envoyaient les tableaux à New York et vendaient des billets de trains de luxe - desquels on peut tirer sur des natif ves -, et faisaient de la spéculation immobilière le long des voies ferrées jusqu’à leurs destinations finales. La place des peintres dans la création de cette propagande est très bien expliquée dans le livre de Claire Perry, Pacific Arcadia Images of California, 1600-1915 {note}1.
Kat Anderson déconstruit donc minutieusement ce mythe et le remplace par les savoirs encyclopédiques qu’avaient les natif
ves américain es sur les plantes - avec un système de classification basé sur les usages -, les méthodes de soin, de gestion, de culture, de propagation. Depuis des millénaires la biodiversité est intentionnellement amplifiée en semant, taillant, repiquant, divisant, brûlant, en disséminant et récoltant les graines, espaçant les bulbes, les rhizomes et les tubercules, en sélectionnant, en dérangeant le milieu afin de le stimuler la croissance végétale, réduire la compétition, aérer les sols, etc. Elle nous montre un monde où l’on se nourrit avec un millier de plantes différentes - au lieu de cinquante aujourd’hui. Les plantes servent aussi à la médecine, à faire des paniers, des armes, des outils, des jeux, des abris, des objets de cérémonie, si bien qu’on est toujours en interaction avec elles, on leur parle, on prie pour elles, on les remercie avec des offrandes.Kat Anderson croise les récits d’abondances écrits par les colons au fils des siècles avec ceux des natif
« Aucun pays au monde n’était aussi bien approvisionné par la nature, en nourriture pour l’homme, que la Californie, lorsque les Espagnols l’ont découverte. Chacun de ses premiers visiteurs a laissé des témoignages à ce sujet : ses collines, ses vallées et ses plaines étaient remplies d’élans, de cerfs, de lièvres, de lapins, de cailles et d’autres animaux propres à l’alimentation ; ses rivières et ses lacs grouillaient de saumons, de truites et d’autres poissons, leurs lits et leurs rives étaient couverts de moules, de palourdes et d’autres mollusques comestibles ; les rochers de ses rivages étaient remplis de phoques et de loutres ; et ses forêts étaient pleines d’arbres et de plantes portant des glands, des noix, des graines et des baies. » {note}2
Tending the Wild est une collecte de centaines de témoignages comme le suivant :
« Battre les plantes de chia Salvia columbariae pour aider les graines à se disperser dans la zone et améliorer la récolte. Sinon, les graines restent dans la gousse et, sans les recueillir, les insectes les mangent. » {note}3
L’utilisation du feu pour nettoyer, pour stimuler la croissance végétale et chasser donnent un autre angle de lecture des feux monstrueux qui engloutissent des forêts immenses :
« Ce que nous avons déjà appris sur la façon dont les populations autochtones ont façonné le paysage a des implications évidentes pour la gestion moderne des terres sauvages. Le fait de retirer aux Indiens de Californie leurs rôles traditionnels en matière d’économie et de gestion des terres n’a pas conduit à un état préhumain de la nature dans nos régions sauvages. Au contraire, l’approche non interventionniste de la gestion des réserves naturelles met en péril la stabilité à long terme de nombreuses communautés végétales. Par exemple, les prairies côtières de la côte nord-ouest et les prairies de montagne de cette Sierra Nevada sont envahies par une végétation ligneuse, ce qui homogénéise les paysages et diminue la biodiversité. Cela est dû non seulement à la suppression des incendies et à la dégradation et à la perte de l’habitat dues aux utilisations modernes des terres, mais aussi à l’absence de l’ancienne influence autochtone ». {note}4
Elle traduit le mot dont les autochtones se servent pour parler de cette forme d’agriculture. En anglais, c’est « caring about ».
J’écris donc pour parler d’un film.
J’ai étudié la permaculture avec Starhawk. Le premier jour, nous avons fait connaissance les un
es avec les autres grâce à un rituel d’eau. Chacun e d’entre nous s’est raconté en parlant d’une eau qu’il elle avait amené. Les eaux sont versées dans un récipient commun, ce sont les eaux du monde, celles qui nous relient tou tes entre nous, mais aussi à toutes les autres eaux. À la fin du séjour, nous repartons tou tes avec un peu de nos eaux qui, comme nos vies, sont désormais mélangées.Un an plus tard, j’ai entendu parler d’un rituel de terre. Chacun
e amène une poignée de bonne terre, les terres sont mélangées, nourries de ferments. Chacun e repart avec de la terre enrichie des micro-organismes, de spores de champignons des autres terres et pourra complexifier la biodiversité de son jardin en l’enterrant sous un arbre. Je me suis inscrite à un cours de l’ingénieur agronome mycologue franciscain et j’ai écouté Hervé Coves.Stéphanie Sagot et moi même avons un duo artistique qui s’appelle le Nouveau Ministère de l’Agriculture AJOUTER LIEN. Il s’ancre dans l’observation que quel que soit le gouvernement en place, la nature extractiviste, la responsabilité environnementale de cette branche gouvernementale n’est pas questionnée. Le NMDA met en lumière l’arc idéologique du ministère de l’agriculture en grossissant ses traits les plus problématiques au regard de la santé de la terre.
C’est à Hervé que nous avons demandé d’être ministre de l’agriculture et d’imaginer la politique agricole qui nous permettait de sortir de l’impasse imminente. Et son magnifique programme se déploie sur 1000 ans, liant la récolte du soleil à la culture de la pluie à la régénération des sols, les arbres millénaires sacrés à l’école des cabanes sauvages, les aurores boréales aux oiseaux migrateurs, les poissons à la circulation du phosphore, la poussière dans les chaussure des marcheur
ses à l’adaptation climatique, et tout ça en cultivant de nombreuses plantes mais surtout beaucoup d’amour.Nous l’avons filmé, le film s’appelle Manifeste pour une agriculture de l’amour.
Pour Hervé, comme pour Starhawk, l’air, le souffle, les mots sont sacrés, magiques, et sont une opportunité de transformer. Hervé choisit ses mots avec un grand soin, ils sont un soin à l’air qui nous entoure.
« Ce n’est que lorsque le texte écrit commença à parler que les voix de la forêt et de la rivière commencèrent à s’estomper. C’est alors seulement que le langage a perdu son ancienne association avec le souffle invisible, que l’esprit s’est séparé du vent, que la psyché s’est dissociée de l’air ambiant. » {note}5
Il parle d’« œuvrer avec la terre ». Œuvrer avec la terre. Caring about. Tending the wild. Les mots dont nous avons besoin pour s’émanciper du plantationocène émergent doucement.
Pour moi qui suis artiste, de qui l’on attend des œuvres, j’avoue être bouleversée par cet emploi du mot « oeuvrer », il n’y a désormais qu’une œuvre possible : celle d’aggrader la terre.
Ce film est donc un manifeste plein d’outils très concrets qui s’oppose en tout aux programmes agricoles auxquels nous sommes habitué
es. Comme le livre de Kat Anderson, il vient s’opposer aux innombrables dystopie qui suffoquent nos imaginaires, pour nous laisser entrevoir un autre possible. Nous avons les savoirs agronomiques pour mettre en place des cultures sur sols vivants qui nous sauveront des sécheresses imminentes, de la mort de nos sols devenus étanches, de la chute des biodiversités ; nous savons créer l’abondance. Comme le dit l’agronome Konrad Schreiber, au sujet de l’agroforesterie : « Quand il y a de l’abondance, il y a du partage entre les plantes, les animaux ; quand il y a de la pénurie, il y a de la compétition » et ce qui se passe dans les champs se transpose à l’économie actuelle basée sur la pénurie et l’accumulation.Ce film est pour vous, pour l’actuel ministre de l’agriculture Julien Denormandie et ses successeur
ses.1Oxford University Press, 1999
2Titus Fey Cronise, La richesse naturelle de la Californie, 1868, p13, « Wildlife, Plants and People »
3William Pink, Luiseno/ Cupeno (1997). p240. « California’s Cornucopia. A calculated Abundance »
4p 186. « Tenir la nature. Gestion des terres autochtones. Paysages de l’intendance »
5David Abram. Comment la terre s’est tue, éditions Les empêcheurs de tourner en rond, 2013.