[...] Cette ambivalence de la forme, née de l’impossible définition d’un objet par la seule perception, est au cœur de The First Time I Ever Saw Your Face. Composée d’un rectangle blanc posé sur le mur, dont il répète la blancheur et la planéité, elle contient une autre figure : c’est à la fois un parallélépipède et la matérialisation, en creux, de la déformation qu’il subit lorsqu’il est regardé depuis le seuil de la salle. Cette œuvre, offrant simultanément une forme et la trace du premier regard porté sur cette forme, dit l’impossibilité de la saisir une fois pour toutes ; au contraire, composée de l’infini possible des angles de vue qu’elle permet, elle n’existe que dans l’addition de temps successifs.
C’est cette dimension à la fois spatiale et temporelle que joue ironiquement en simultané l’œuvre, dont le récepteur visuel contribue à la fois à faire et défaire la stricte structure, et dont le lieu d’exposition conditionne la perception. Là encore, Pierre Labat fournit une échelle de mesure : non celle du corps seul, mais celle de la salle, dont le champ de vision, déterminé par l’ouverture et sa distance au mur cimaise, où se confrontent l’abscisse du regard et l’ordonnée de la cloison, a commandé la réalisation précise de l’oeuvre. Définie par l’artiste, le spectateur, l’espace, le temps, elle est, quoique finie, en permanente réactivation, jamais complétée, sinon par la somme dilatée et impossible de ses expérimentations. Monde a priori orthonormé, il est de fait défini par l’instabilité, le pouvoir de basculement ; si l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, jamais l’on ne voit deux fois la même œuvre. Quelle est-elle donc ? [...]
Audrey Teichmann, 2013 (extrait)
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