Kristina Depaulis

vue par

Elena Cardin

Faire peau commune

Le travail de Kristina Depaulis s’inscrit dans une quête sensible du rapport entre corps, espace et mémoire, par le biais d’un matériau privilégié : le textile. Ses sculptures, dispositifs et objets à porter interrogent la notion d’enveloppe comme peau seconde, qui à la fois protège, contraint et ouvre à d’autres formes de perception.

Ce qui émerge dans ses œuvres, c’est la tension entre contrainte et tentative d’émancipation. En recouvrant le corps, en brouillant la vue et l’ouïe dans des scaphandres, elle invite à habiter l’espace autrement.

Kristina Depaulis transforme le tissage et la couture – gestes longtemps associés au domestique et au féminin – en acte artistique. Le fil, le tissu, le pli ne sont plus seulement des matières fonctionnelles, mais deviennent vecteurs symboliques de mémoire et de relation. Dans cette approche, elle rejoint d’autres artistes qui ont exploré le potentiel poétique et critique des matériaux textiles. Je pense par exemple à Maria Lai, qui liait ses récits à des fils cousus sur la page ou tendus entre les maisons d’un village, transformant le geste de coudre en un acte communautaire et mythique. Dans une autre voie, Franz Erhard Walther et Lygia Clark ont conçu des sculptures activables, prolongeant la réflexion sur l’art comme outil relationnel. Chez Kristina Depaulis, la couture devient également un geste d’union et d’ouverture : c’est le fil qui relie le corps à son environnement, l’intime au collectif.

L’artiste invite à endosser la sculpture : elle ne se contemple pas seulement, elle se vit. Dans Expériences de vol et Culture d’échecs, les formes textiles contraignent le corps, brouillent ses perceptions et mettent en scène l’écart entre le rêve de s’élever et la réalité de la chute. L’échec n’est pas un accident mais une donnée constitutive, qui souligne la fragilité humaine et la vanité de vouloir s’affranchir totalement de la gravité. En interrogeant la verticalité – cette posture fondatrice de l’humanité – Kristina Depaulis révèle la précarité d’un équilibre jamais acquis, toujours à renégocier avec l’espace, le poids et le temps.

L’enveloppe est avant tout un réceptacle de mémoire. Je pense par exemple aux contenants d’objets de Liz Magor, empreints d’histoires silencieuses, ou aux peaux de latex de Heidi Bucher, arrachées aux murs et aux sols, révélant la mémoire enfouie des lieux. Toutefois, là où Magor et Bucher conservent et témoignent, Kristina Depaulis active : elle fait de cette membrane une expérience à vivre dans le présent, en l’habitant et en la transformant en dispositif perceptif. Pour elle, l’enveloppe n’est plus seulement empreinte ou relique, mais devient outil de relation et de transformation sensorielle.

C’est dans cette perspective qu’elle a transformé la coque intime et solitaire de l’atelier en sculpture mobile, conçue pour se déployer dans des lieux variés et au contact des communautés. Dans son projet Labomorphe l’œuvre devient espace de rencontre, de partage, de co-création : elle recueille des gestes, des récits, des mémoires. Avec ce projet au long cours, Kristina Depaulis fait de l’art une expérience à vivre, et non seulement à regarder : une invitation à habiter le monde avec lenteur, fragilité et attention.

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