[...] Au début se trouve le Papier peint Mecanorma, pièce réalisée par l’artiste en 1999. Des dessins au trait blanc sur fond vert, images témoignant d’un style 1960-1970, sont disposés en médaillon et répétés de façon à constituer le motif d’un papier peint mural de facture classique, des éléments figuratifs étant organisés de telle sorte qu’ils deviennent ainsi strictement décoratifs.
C’est ce passage, cet effacement de la figure au profit du motif, que l’artiste utilise pour le retourner contre lui. Les figures utilisées ne sont pas, à l’origine, destinées à orner les murs de la maison. Elles sont issues d’une base de donnée graphique, utilisée dans les cabinets d’architecture jusque dans les années 1990, qui servait à mesurer les volumes intérieurs des habitations sur les plans. Les figures alors utilisées pour peupler l’espace intérieur, espace domestique, sont celles de femmes et de jeunes filles occupées à des tâches ménagères, suivant une répartition traditionnelle des genres dans l’espace. Chantal Raguet, en proposant d’utiliser ces figures comme motifs décoratifs pour un papier peint, réinscrit la répartition politique de l’espace dans le décor en recourant aux procédures mêmes du décoratif, mais en les retournant : le déplacement, du plan de l’architecte à celui de la maison réelle, espace social habité, fait que loin de s’effacer le motif devient sur-présent puisqu’il n’est plus à sa place mais désigne à qui cette place, l’espace domestique, est dévolue.
Dans une interview datant de 1990, Michel Foucault parle ainsi de son travail : « Mon problème est de faire moi-même, et d’inviter les autres à faire avec moi, à travers un contenu historique déterminé, une expérience de ce que nous sommes, de ce qui est non seulement notre passé mais aussi notre présent, une expérience de notre modernité telle que nous en sortions transformés. [...] Une expérience est toujours une fiction ; c’est quelque chose qu’on se fabrique à soi même, qui n’est pas avant et qui se retrouve exister après. C’est cela le rapport difficile à la vérité, la façon dont cette dernière se retrouve engagée dans une expérience qui n’est pas liée à elle et qui, jusqu’à un certain point, la détruit. ».
Cette définition d’une pratique d’archéologue des savoirs, des représentations et des subjectivités, apporte des éléments d’appréciation de l’oeuvre de Chantal Raguet et de son inscription dans des pratiques artistiques contemporaines ouvertes sur le social. Ses oeuvres peuvent être définies comme des expériences, au sens où Foucault l’entend, qui transforment notre regard en le rapportant à son épaisseur historique et sociale par le biais du dépliement des représentations, un dépliement d’ordre archéologique qui manifeste quelque chose comme un inconscient des représentations quotidiennes par la révélation, dans notre présent, des articulations, éléments et sédimentations issus du passé qui l’a fabriqué.
L’ensemble des oeuvres repose sur des emprunts d’objets, de matériaux, d’images issues du quotidien, tant celui de l’espace domestique que celui de l’espace public : par exemple, des emballages de médicaments, les repères chromatiques des emballages de produits manufacturés, les imprimés de camouflage, les rubans de décoration de l’armée française. A ces éléments, Chantal Raguet fait subir des transformations en recourant à des techniques issues généralement des arts décoratifs, produisant des papiers peints et des objets (meubles, lustre, accessoires vestimentaires), ainsi que des tableaux, conçus comme éléments de décoration de l’espace privé. Quand l’artiste les trouve, ces éléments sont intégrés dans le social où ils répondent à une fonction précise, intégration qui conduit à leur effacement comme signes. L’extraction de leur champ d’origine, le déplacement et l’intégration, suivant d’autres formes, dans l’espace artistique conduisent à retrouver leurs significations. Ainsi le recours au décoratif, qui permet de ramener les éléments de départ une fois transformés dans le champs social dont ils sont issus, n’est pas une affirmation de la vacuité du sens et de la perte de l’aura de l’oeuvre dans sa reproduction mécanique. Chantal Raguet utilise le décoratif pour lever la mise sous silence de l’intégration sociale et pour faire parler les choses.
Les outils méthodologiques de cette archéologie des représentations quotidiennes sont la répétition, la prolifération, la contamination, le déplacement, l’inversion et la contradiction. Ils permettent de retrouver une parole tue, témoignant parfois d’une violence historique comme dans le cas du Papier peint Mecanorma déjà cité, du Coussin fakir conçu à l’origine en réaction au Musée des Arts Décoratifs de Bordeaux où ses cadrans de montres cousus à l’envers rappellent la mise sous silence du passé esclavagiste de la ville, ou encore dans le cas de Aujourd’hui, j’ai joui, une oeuvre qui utilise comme point de départ la toile de Jouy, elle-même témoin de la destruction de l’industrie locale des indiennes par la puissance coloniale française. S’il est proposé au regardeur par Chantal Raguet de partager son expérience, il ne lui est pas nécessaire pour cela de recourir au dispositif de l’installation ou à une quelconque interactivité. Ses oeuvres se donnent à saisir frontalement. Leur destination n’est pas spécifiquement artistique. Elles brisent plutôt l’enfermement au sein de l’espace muséal pour proposer une réinscription dans un espace extra-artistique, quotidien, lieu où le spectateur peut faire l’expérience d’un regard toujours pris dans le flux des représentations courantes qui se trouve subitement invité à un temps d’arrêt, d’enquête, de réflexion.
De façon générale toute oeuvre s’appréhende dans le temps, temps nécessaire à la perception, la reconnaissance, l’engagement de la mémoire dans une perception sensible. Singulièrement les oeuvres de Chantal Raguet forcent le regardeur à s’arrêter et à s’approcher, pour « aller y voir de plus près ». Elles invitent le regardeur à suivre à son tour la démarche de l’artiste : s’attarder sur des détails habituellement ignorés (par exemple : les avions de chasse produits par l’industrie française de l’armement portent des noms d’animaux sauvages et exotiques destinés à glorifier leur agressivité ; réinscrire les motifs ornant le pelage ou la peau de ces animaux sur les dits avions revient à leur faire subir l’opération de camouflage) et déplier leurs significations. [...]