Entretien publié dans la revue Les Arts dessinés, numéro 24, octobre/décembre 2023
Cathia Engelback : D’où vous vient votre intérêt pour les « diffractions du réel », c’est-à-dire pour ce réel qui vous pousse à inventer d’autres chemins ?
Camille Lavaud Benito : Enfant, j’ai passé beaucoup de temps avec mon grand-père espagnol. Je lui donne aujourd’hui une image romanesque puissante (il va devenir un personnage de mes récits) et je pense qu’il a été la personne qui m’a permis avec allégresse et insouciance de me plonger dans des récits, toujours à la lisière de la fiction. C’est lui qui m’a initiée au dessin. Je me souviens de certaines de ses phrases impactantes, liées à l’histoire de la famille, comme « Faustino a été accusé de meurtre à Alaejos » ou « Tante Juanita est morte assassinée, voici sa montre en or, je te la donne », et je me retrouvais avec cette magnifique montre en or entre mes petites mains, subjuguée et saisie par cette phrase polaresque qui sortait de nulle part ! Ces phrases m’ont hantée et ces évocations d’événements sont devenues des sujets d’inspiration totale. Par la suite, j’ai tenté d’élucider leur contenu... Elles s’avéraient fondées mais aussi agrémentées de fictionnalité. Ces phrases m’ont permis d’entrer dans tout un imaginaire familial. Je m’interroge donc beaucoup sur la fonction cognitive du souvenir et de sa transmission. J’aime dire que la fiction s’immisce par effraction dans la réalité. C’est actuellement un sujet de travail.
De la bande-annonce du film La Vie souterraine, réalisée en 2017, au livre publié fin 2021, le nom de l’auteur de la musique originale, Jean Marcel Schnib, se retrouve, ainsi que celui de la société de production fictive, Le Consortium des prairies. Le nom du réalisateur, lui, change puisqu’il devient Faustino Benito dans l’album. Ce patronyme - qui évoque le vôtre - est-il dû au hasard ? Faut-il y déceler un indice de lecture ?
Il n’y a pas de hasard évidemment ! Lorsque j’ai commencé à développer Le Consortium des prairies et à me prêter au jeu de l’affiche, je devais graphiquement faire figurer des noms d’acteur rices ou de technicien nes, éléments graphiques indispensables au bon équilibre graphique d’une affiche. Ces noms devaient avoir une sonorité très 1940-1950 pour être raccord avec ce que je voulais raconter et suivant ma volonté perpétuelle de susciter des anachronismes. Je les ai d’abord inventés, puis j’ai simplement pris des noms de gens qui m’étaient chers, et j’ai demandé à mon entourage de me donner des listes de noms de personnes chères également. Enfin, j’ai trouvé un livre sur les martyrs de la Seconde Guerre mondiale dans le Larzac. Des centaines de noms de gens de tous les âges y figuraient ; je m’en suis donc emparée ! Je souhaitais rendre hommage aux personnalités singulières de notre histoire commune, valoriser des personnes disparues. Le nom de famille est une chose très importante pour moi, car il marque une trajectoire familiale, une époque. Signifier des noms, c’est signifier du vivant. Concernant Jean Marcel Schnib, c’est un des rares noms fictifs imaginé par mon ami Benjamin Charles, qui s’occupait de la musique et du son sur les premières bandes-annonces.
Il existe aussi toute une série de romans ayant pour héros un certain commissaire Benito, et dans les portraits des « souterrains » figure un Pierre Lavaud ! Toutes vos réalisations conduisent-elles inévitablement à vos propres racines ?
Toute personnalité singulière nommée comme ici Faustino Benito incarne pour moi un potentiel d’« acteur » ou de « réalisateur », le cinéma représentant à mes yeux la transversalité entre les faits divers inspirants, le documentaire et les exofictions. J’aime orienter mes personnages réels vers la fiction quand je suis au bout de mes recherches archivistiques. L’exofiction évoque la supposition biographique. Je me sers des noms environnants, des noms de ma famille, l’histoire familiale incarnant à elle seule une certaine idée de l’histoire contemporaine. Faustino Benito était mon arrière-grand-père, je ne l’ai jamais connu de son vivant mais j’en ai toujours entendu parler comme une personnalité à part. Enfant, mon grand-père me racontait que son père Faustino avait été accusé de meurtre et qu’il avait dû fuir l’Espagne au tout début de la guerre civile. Cette version raisonnante m’a marquée et peut-être rejoint-elle ce plaisir du polar, que mon grand-père Julian transmettait avec son bibliobus. Ce dernier a commencé cette activité en 1953. Sa Dauphine - remplacée plus tard par une 204 - était savamment organisée avec de longues caisses blanches dans lesquelles étaient classés les livres, sans hiérarchie littéraire ou de genre. S’y côtoyaient des prix Goncourt, du Mauriac, du Malraux ou le plus obscur ouvrage d’Ange Bastiani par exemple. On y trouvait aussi des romans à l’eau de rose et beaucoup de polars Fleuve noir, dont le graphisme très identifiable m’a marquée. Enfant, je le suivais sur les routes de Dordogne pour aller chez ses client
es-lecteur rices. Le moment pour moi de découvrir des environnements assez bourgeois, de belles demeures à la Chabrol... Voici toutes mes influences culturelles de l’enfance, et comment j’ai digéré ces esthétiques graphiques pour tenter aujourd’hui de les reformuler, d’en signifier l’influence, l’intérêt. Je parle de mes racines car ce sont des histoires communes. Dans chaque famille, même l’histoire la plus insignifiante mérite un récit : tous les récits du commun méritent d’être narrés. Et chaque travail de recherche amorcé a toujours trait à l’histoire, donc à l’histoire que j’appréhende d’un point de vue personnel. Je dis souvent que par l’histoire de mes grands-parents, je suis traversée à la fois par celle de la guerre d’Espagne, des colonies françaises en Algérie, puis de la guerre d’Algérie. Autant de sujets qui nous ont laissés, génération des années 1980, dans un grand silence. En tant qu’autrice, je souhaite témoigner de tous ces aspects-là.Au-delà de son aspect historique, le titre de votre album, La Vie souterraine, pourrait-il avoir une dimension symbolique - relevant de catabases mythologiques littéraires, voire de toute forme d’introspection ?
Au début, je n’ai sincèrement pas donné de dimension symbolique à ce titre. Et je n’arrive pas tant à l’expliquer aujourd’hui, car mon travail sur les titres d’affiches relève plus d’une improvisation. Je commençais par lister plusieurs titres, et si le titre me semblait fonctionner en termes de sonorité et d’impact, je réalisais l’affiche. Si l’affiche fonctionnait, je poursuivais avec une bande-annonce fictive de ce film qui n’existait pas. C’est ce qui s’est produit avec La Vie souterraine ! Un titre doit être impactant ; La Vie souterraine me semblait à la fois mystérieux et générique, et pouvait effectivement sonner comme un conte contemporain. Le titre et l’affiche révélaient des axes thématiques sombres, un trafic d’art s’incarnant par la suite à travers la problématique de la spoliation. L’idée de souterrain est aussi à mettre en lien avec une certaine idée compulsive de la digression, de l’archéologie et, en effet, avec l’introspection de l’être humain.
La couleur, avec des teintes très profondes, est très fréquente dans votre travail, mais elle survient rarement dans La Vie souterraine - rehaussant des motifs floraux surtout...
Le parti pris d’un récit graphique en noir et blanc s’est fait par accointance avec l’époque du récit, mais aussi par gain de temps ! D’une part, il s’agissait de faire comme si nous étions dans un film en noir et blanc. D’autre part, je colorise moi-même mes planches et le travail aurait été colossal ! Cependant, pour Les Silencieux, j’aimerais de grandes séquences colorisées et j’expérimente actuellement des fonds aquarellés sur lesquels j’interviendrai au stylo 0.3 et à l’encre de Chine. Ici, sur une double page, s’entremêlent illustrations en noir et blanc et un motif floral au crayon de bois. Ces pages illustrent l’intérieur décoratif du personnage de Gabor. Les décors sont extrêmement importants pour moi, car comme dans un film, ils forgent la personnalité et la psychologie de la personne. On entre dans une case comme on entrerait dans un salon. André Bazin disait à propos du film Le jour se lève de Marcel Carné que « le personnage est un décor ». Je suis très attachée à ce propos, que je tente graphiquement d’illustrer. Je pense l’espace de la page comme un lieu à scénographier. En ce qui concerne les teintes des affiches où des dessins grand format colorés, que je réalise tous en amont du livre, c’est lors de cette séquence de travail que la couleur intervient perpétuellement, sous forme de lavis, de superposition intense de couleurs. C’est une autre technique, un autre rituel pour moi.
L’ensemble de votre travail, explorant et entremêlant plusieurs expressions artistiques, tirant les fils de l’une à l’autre, chacune venant apporter à une mosaïque complexe mais cohérente, ne témoigne-t-il pas également d’une volonté de creuser, d’accéder à des secrets ? En d’autres termes : est-il un travail fonctionnant essentiellement par « strates », par successions de mises en abyme ?
Tout à fait, cette notion de stratification est importante, qu’elle soit envisagée d’un point de vue de la recherche scénaristique ou bien de la recherche graphique. J’évoquais plus tôt les matériels publicitaires des années 1940, et bien ces documents témoignent de stratifications esthétiques. Ils font référence à la photographie, au dessin, à la typographie, le tout réuni avec des papiers aux textures variées. C’est une base de recherche passionnante, une véritable source d’inspiration qui reste à ce jour assez méconnue en termes d’objet éditorial. C’est une recherche que je tente de renouveler pour le deuxième volume, avec des temporalités parallèles et des graphismes agissant aussi en parallèle, par strates d’histoires.
Dans la bande-annonce de La Vie souterraine, vous saluez « l’excellente équipe de techniciens ». La bande dessinée est un travail solitaire ; le cinéma un travail collectif. Y a-t-il eu et y a-t-il encore des « techniciens » qui vous entourent sur cette trilogie dessinée ?
Effectivement, c’était un grand plaisir de faire ces bandes-annonces ! Le dessin est une pratique extrêmement solitaire, et se retrouver à partager un story-board dessiné à plusieurs personnes en expliquant les lieux de tournage m’a fascinée. Je réfléchis à la réalisation d’un court film pour Les Silencieux, une genèse filmique du projet dessiné. Pour la bonne continuité scénaristique et pour revenir à cet intérêt et cette recherche de sonorité, j’ai sollicité un ami, Émile Sornin (qui réalise beaucoup de musiques de film et qui est à l’initiative de Forever Pavot, groupe du label Born Bad Records avec qui je travaille aussi), pour penser à une bande-annonce sonore. C’est passionnant de pouvoir avancer dans une histoire avec une musique qui se fait sur mesure au même rythme. Cela donne beaucoup de force au récit.
Pour vous, la bande dessinée est « une base de travail ». Quel est ce « grand œuvre » que vous semblez patiemment préparer ?
La bande dessinée est un lieu d’expérimentation artistique et narrative pour moi. J’aspire à trouver une formule, un concept qui me permette d’incarner toutes les porosités entre les genres littéraire, graphique et cinématographique, en déterminant mon travail comme un ensemble. Avec pour dogme de réunir tous les vecteurs actifs qui construisent la réception et l’image du magicien, celui qui donne l’illusion, qui régit les soupçons de fiction. Le cinéma nourrit le graphisme et vice versa. L’histoire de l’art nourrit mon récit et vice versa. Je cherche à m’épanouir dans l’exercice et à susciter de nouveaux horizons de lecture. J’aime aussi esquisser dans le scénario l’évocation même du phénomène de création, en dévoilant la préhistoire du récit, la technique graphique en évolution... Voilà un art du récit.