Sur la photographie d’atelier que m’a transmise David Malek hier, une série de cinq octogones tracés à la peinture aluminium sur un fond noir mat. Cinq formats de toiles différents comme autant de portraits de cette figure à huit côtés parfaitement centrée. Cela pourrait être la représentation de l’idée que l’on se fait de l’abstraction, soit une cosa mentale au cube. Avec ces moyens réduits – deux couleurs ou plutôt deux luminosités opposées qui font ressortir la forme géométrique – la série est probablement la plus « concentrée » de David que j’aie pu voir. Elle s’inscrit dans la lignée « binaire » – pour reprendre le terme de l’artiste – des toiles réalisées ces deux dernières années où une figure géométrique en couleur se détache sur un fond contrastant. Dans cette entreprise de réduction ou de focalisation de la composition, David Malek semble avoir abandonné ce qui caractérisait nombre de ses peintures réalisées entre 2013 et 2018 : la représentation de formes irradiant depuis le centre, de subtils dégradés de couleurs faisant glisser le motif jusqu’au bord du tableau ou encore de grilles quadrillant la toile. On pourrait voir dans l’affirmation de cette abstraction de plus en plus dépouillée, recentrée, un rejet ferme de l’expression personnelle et émotionnelle dont on investit généralement la peinture et notamment l’usage de couleurs. Au contraire, j’argumenterais – à l’instar d’Isabelle Graw au sujet des tableaux noirs et blancs d’Ellsworth Kelly {note}1 – qu’il s’agit probablement là d’une revitalisation du médium à travers l’investissement plus fort de la subjectivité de son auteur. Comme si celui-ci avait pris confiance en la capacité de la peinture à produire son propre rayonnement – un rayonnement intérieur – et qu’il devenait alors inutile de figurer son aura par des dégradés ou des éclats centrifuges ; il fallait lui donner corps en jouant davantage de la concentration de la lumière, de ses effets de matière et de contraste. Une peinture « intériorisée » que David Malek dit produire « à l’aveugle », sans savoir précisément ce qu’il y recherche ou accomplit, outre le fait de faire advenir devant soi l’idée d’un tableau, de répliquer sur la toile l’expérience ou le souvenir d’une image, d’une forme imprimée furtivement sur sa rétine.
Dans un second mail, je reçois le protocole que David Malek a suivi pour réaliser ses octogones. Il a inscrit la figure à 8 arêtes dans un cercle dont le diamètre est égal à la largeur du châssis. L’épaisseur de la bande argentée est quant à elle dimensionnée de manière à ménager un espace noir d’une hauteur équivalente au centre, en-dessous et au-dessus de l’octogone. Un protocole aux termes géométriques, comme souvent chez David Malek, qui semble ainsi se rattacher à une tradition picturale remontant au XVe siècle – époque à laquelle Leon Battista Alberti théorisait dans son traité De Pictura l’importance de la posture scientifique du peintre, bâtissant son œuvre sur des fondations mathématiques et maîtrisant parfaitement la géométrie. En ce sens la série des octogones, m’évoque – dans une version plane – les tentatives répétées du peintre italien Paolo Uccello de représenter un mazzocchio, géométrisation d’un couvre-chef florentin aux nombreuses facettes. À la différence près que – chez Malek et ses contemporains – la construction géométrique ne constitue pas tant une tentative de modélisation des choses du monde que la réintégration dans l’espace du tableau de choses que le monde nous présente d’ores et déjà comme abstraites {note}2. À la manière d’Ellsworth Kelly ou d’Alain Biltereyst et pour reprendre leurs expressions respectives, les formes mises en jeux sont des « already made » ou des « goings-on », des abstractions se présentant dans la rue, sur une pochette d’album ou un écran. Au sein des tableaux de David Malek, ces géométries reviennent et subsistent tout comme elles persistent dans les productions sur lesquelles le peintre continue de poser son regard : l’architecture antique des ziggurats ou médiévale des églises, les images captées par satellite, les films de science-fiction. Les cercles qui s’y dessinent sont le contour d’une planète dans l’obscurité, les formes oblongues, autant inspirées des lingas des peintures tantriques indiennes que d’un miroir magique dans un dessin animé. En convoquant alternativement ces références, les séries de David Malek soulignent l’épaisseur temporelle et spatiale de ces formes abstraites qui font signe à la fois vers un passé millénaire et un futur fantasmé.Récemment, il m’est apparu que les images au sein desquelles puise David Malek émanent souvent d’industries ou d’instances puissantes, détenant un important capital de production, qu’il s’agisse de studios hollywoodiens avec leur décors et effets spéciaux, d’agences spatiales dotées de sondes et de super-ordinateurs ou bien, à une autre époque, du pouvoir religieux commanditant à grand frais la construction de mégalithes, de cathédrales ou de temples. Au regard de l’économie du peintre, travaillant avec peu de moyens et de manière artisanale au cours d’un long processus d’aplats de couches et de ponçage, s’instaure comme une rivalité avec ces images efficaces et « chères ». On comprend mieux pourquoi il tente parfois de mimer l’éclat particulier que leur confère l’écran sur lequel on les regarde en utilisant des peintures émail industrielles et qu’il se sert de l’appareil photo d’un smartphone pour en tester les contrastes. Ou encore pourquoi il est nécessaire d’en produire plusieurs versions avec l’ambition d’en améliorer toujours le résultat. En faisant surface sur la toile, ces formes émergent dans un autre régime de puissance – celle conférée de tout temps à la peinture – et à travers laquelle transpire l’énergie déployée d’une image faite à la main. Et c’est peut-être ce qui aspire le peintre dans cette pratique à l’aveugle, l’attraction pour ces figures toutes faites et infiniment reproductibles autant que la recherche de perfection singulière et irrégulière que l’artisanat leur oppose. Les toiles de David Malek existent entre la lumière de l’instance ou l’interface qui les diffuse et l’ombre de leur lente besogne. On ne saura pas si l’œil du regardeur qui les fixe est focalisé sur le contour lumineux du motif ou la béance qu’il ménage au cœur de la peinture. Mais ce vide central fait de ses toiles autant d’ouvertures dans la couleur, de passages menant d’une référence abstraite, d’un statut de l’image à un-e autre. Il n’est ainsi pas étonnant que le motif de la porte (comme celle que Burt Lancaster tente désespérément d’ouvrir dans le film The Swimmer) vienne régulièrement s’inscrire au sein des toiles.Et le dernier tableau que David me montre est un octogone – bleu cette fois. Il mime la découpe d’une porte monumentale d’un ancien Hôtel Dieu devant laquelle le peintre passe tous les jours pour se rendre à l’atelier.
Elsa Vettier, septembre 2020