Depuis la fin des années 1970, Ghislaine Portalis travaille l’aliénation des femmes. Elle détourne l’espace domestique pour faire un état des lieux des stéréotypes, des assignations, du silence contenu, des violences visibles et invisibles. Dans une filiation surréaliste, où l’œuvre de Meret Oppenheim, par exemple, résonne avec force, elle se joue des arts ménagers pour générer une réflexion où le territoire du féminin est conjugué avec celui de la menace. Ainsi, l’aliénation implique à la fois une perte (la dépossession) et une mutation. Elle se produit au sein d’un lieu hautement symbolique et assigné aux femmes : le foyer. Alors, l’artiste envisage ce dernier comme un corps pour en souligner la dimension monstrueuse et inquiétante.
Au début des années 1990, elle réalise une série d’œuvres réalisées à partir de papier peint : le matériau du trompe l’œil, de l’illusion, des apparences trompeuses. Pourtant, l’artiste ne choisit pas des motifs de fleurs ou de paysages paradisiaques, mais plutôt des images de capitonnage. Un motif qui renvoie inévitablement aux cris étouffés, à l’asphyxie et à la santé mentale. Ghislaine Portalis fabrique aussi des miroirs dont le reflet fait défaut. Il est donc impossible de s’y voir et de s’y reconnaître. Au fil des œuvres, une forme de déshumanisation s’installe. Les archétypes féminins imprègnent l’imaginaire collectif, celui des femmes-objets est particulièrement puissant. En 1998, l’artiste présente Râtelier, une série de petites sculptures formées à partir de feuilles de papier-peint superposées, pliées et augmentées d’accessoires de coiffures. Les corps contraints sont réduits à une matière manipulable, sage et silencieuse. De plus, ils sont dotés d’une couleur rose pâle qui renforce le stéréotype de genre. Nous retrouvons ces teintes dans Bibliothèque rose (2003-2021), où l’artiste incruste parmi les livres des coussins absorbants semblables à des serviettes hygiéniques. Plus tard, avec Pièce montée (2019), elle déploie un art de la table étrangement inconvenant : des insectes comestibles, une nappe et des serviettes brodées imbibées d’un érotisme inhospitalier.
L’historienne de l’art Aline Dallier a théorisé l’anti-broderie, autrement dit l’art de retourner les traditions cousues à l’encontre du patriarcat. Dans plusieurs de ses projets, Ghislaine Portalis utilise des matériaux textiles, des techniques (la dentelle ou la broderie) et des outils de la couture. Entre 2010 et 2023, elle plante des milliers d’aiguilles, de l’extérieur vers l’intérieur de coiffes aux formes plurielles. Une pensée d’anti-brodeuse qu’elle poursuit en 2024 avec Mode et travaux, une œuvre, réalisée à partir de patrons de couture, qui atteste de la fragmentation et de la dissociation inhérentes à la condition des femmes. Virginie Despentes déclare que « franchement, quand je vois ce qu’on exige des femmes, le carcan de règles et de tenues qu’on leur impose, leur slalom périlleux sur le désir des mecs et la date de péremption qu’elles se prennent dans la gueule à 40 ans, je me dis que cette histoire de féminité, c’est de l’arnaque et de la putasserie. Ni plus ni moins qu’un art de la servilité » {note}1. Au creux d’un équilibre fragile oscillant entre la douceur et le malaise, Ghislaine Portalis fait de l’intime et de la domesticité un territoire où les conditions d’existence des femmes sont minutieusement traduites et révélées.
1Annick Cojean, Entretien. Virginie Despentes : « cette histoire de féminité, c’est de l’arnaque » in Le Monde, 9 juillet 2017.